• La journée a passé très vite.
    Pour la deuxième fois, je suis rentrée sur le bord du matin, avec un goût sucré sur les lèvres, les yeux endormis, la gorge enrouée, et la peau fraîche.  
    Pour la deuxième fois, je suis rentrée après avoir roulé plus de cinquante kilomètres, juste pour avoir un goût sucré sur les lèvres, les yeux endormis, la gorge enrouée, et la peau fraîche.
    A présent, et après la journée, mes lèvres n'ont plus de goût, mes yeux sont bien ouverts, et ma peau est tiède.
    Et j'ai envie, encore, comme la veille et l'avant-veille, de rouler cinquante kilomètres, pour rejoindre ceux dont les jeunes sont tout en muscles, ceux dont les filles sont rondes, ceux dont les enfants ont la peau sucrée. Envie de rouler pour avoir cette impression d'être jeune, d'être vivante, d'être en mouvement, d'être en couleurs et en 3D sur des rythmes qui soulèvent les cœurs vers le ciel et retirent les esprits des corps.
     
    Je n'en aurais pas envie, si je n'étais pas toute seule. Si je n'étais pas toute seule, je ne penserais pas au sucre, ni à la fraîcheur de la nuit, ni aux cris aigus vers le ciel.
     
    "Tu es inquiète ?"
     
    "Tais-toi."
     
    "Dis-le. Je le sais, que tu es inquiète."
     
    Je relève les yeux vers le miroir, et la croise du regard.
     
    A travers ses yeux, je vois que mon regard est noir.  
    "Tu veux pas t'en aller ?"
     
    Elle a l'air moqueuse. Elle est ravie, la garce. Ravie.
    "T'es sûre, nina ? tu veux que je m'en aille ?"
     
    Je baisse les yeux.  
    "Non. C'est bon, reste."
     
    "T'as peur d'être toute seule, pas vrai ?"
     
    "Mouais."
    Elle fait chier.
     
     
    L'eau froide dans mes mains éclabousse la peau de mon visage.  
     
    "T'as besoin de dormir ?"
     
    "Oui."
     
    "Mais t'es trop fière. Tu préfères aller compter les lignes sur la route, hein ? Parce que toi, la grande nina, tu vaux sans doute mieux que moi, n'est-ce pas ?"
     
    Ta gueule, Mathilde. Ta gueule.
     
    "Tu me réponds plus ? T'es vexée ?"
     
    Elle me guette.  
    T'as envie, que je pleure, pas vrai, garce ? T'as envie.  
    N'y compte pas. Même pas dans tes rêves.  
    Même pas dans tes rêves.
    Oui, je suis plus forte que toi.
     
    "C'est pourtant pas bien compliqué. Ils sont là. Juste là. A 50 cm sur ta droite. T'as qu'à tendre la main, et tu dors. C'est tout. C'est pas si compliqué que tu le crois."
     
     
    Ta gueule.
    Je claque la porte. Elle doit faire la gueule, Mathilde, derrière, toute seule à côté de ses tubes à tourbillons.
    Bien fait.
     
     
    Dommage que je n'aie plus la force de prendre la route.  
     
    Je détaille la pièce. Encore une nuit toute seule ici ? Encore une ?
    Et si je retournais dans la salle de bain, finalement, avec l'autre brune, là, Fantoma, et ses tubes ?
    Elle me prendra la tête, depuis son miroir, la garce. ça c'est certain que je n'y couperai pas. Mais au moins, je ne serai pas toute seule. Et puis, en réalité, elle me fait un peu peine, Fantoma.
     
     
     
    Un petit coin de papier blanc a arrêté mon tour d'horizon. Je le fixe.
    Lorsque que je le saisis entre mon pouce et mon index, et le tire du dessous de la mousse du clic clac où il s'était caché, j'oublie Mathilde, j'oublie que je suis toute seule, et un grand sourire me prend, des pieds à la tête. Un grand sourire avec une nuque, des bras, et des lèvres tièdes.
     
     
    - froid.
    - faim.
    - besoin d'amour.
     
     
    et une chaussure.
     
    - Soumission

     
    C'est l'écriture un peu en italique, avec les lettres très serrées les unes contre les autres, et beaucoup d'espace entre les mots, de mon Maître.
     
    "Soumission" est d'une autre couleur.
    C'est parce que le mot a été rajouté après.
     
    Je ne peux plus m'empêcher de sourire, en relisant la liste, tout doucement.
     
    Je me souviens si bien, de ce soir là.
     
     
    J'étais si essoufflée que j'oubliais de respirer un coup sur deux.
    A peine la sonnette actionnée, je regrettais déjà. Un coup d'œil à ma montre, il était minuit trois quarts. Un coup d'œil à mes mains, je tremblais comme une feuille.  
     
    Il a ouvert, et il m'a souri.
    Sans rien dire sur l'heure.
     
    Sa seule question, ça a été : "Qu'est ce que tu as fait de ta chaussure ?"
     
    J'ai baissé les yeux vers mes pieds, et ai réalisé que mon pied droit était nu. La honte m'a fait monter les larmes aux yeux, et j'aurais voulu pouvoir repartir comme j'étais venue.
    J'ai entrouvert les lèvres pour essayer de trouver un mensonge à lui dire, et je n'en ai pas trouvé.
     
    Il a attendu que je reprenne mon souffle, il espérait sûrement que je lui expliquerais, après. Et puis, vers une heure, il s'est résigné à ne pas savoir, pour la première fois.
     
    "Tu as besoin d'argent ?"
     
    "Non."
     
    "Tu as besoin de quoi ?"
     
    Là encore, j'ai entrouvert les lèvres, et je n'ai pas osé lui dire.
    Et puis, j'ai croisé ses yeux, et c'est sorti tout seul.
     
    "J'ai froid. J'ai faim. Et j'ai besoin d'amour."
     
    Il a ri.  
    Il est si beau, quand il rit.
     
    Il m'a emballé dans sa veste polaire, il a pris un air de serveur dans les grands restaurants, a pris son petit calepin des courses entre ses doigts, un stylo bille, il s'est redressé, et, d'une voix grave, il a répété :
     
    "Bien, bien, bien : froid... faim... besoin d'amour... "
     
    Il notait, sous forme de liste, avec un air sérieux, et le sourire au coin des lèvres. Mon Dieu qu'il était beau.
    Il a ri, et il a rajouté, presque pour lui-même : "et une chaussure."  
    J'ai rougi.
     
    J'étais assise sur son clic clac, il était debout devant moi. Il m'impressionnait tellement. Je l'aimais tellement, déjà.
     
    Il fixait sa liste avec un air d'avocat prêt à rendre son verdict. Même si ce sont les juges, qui rendent les verdicts, lui, il avait l'air d'un avocat.
     
    "ça me paraît gérable."
     
    A mon tour, j'ai souri. Une heure avant, en courant dans la rue, il m'aurait semblé impossible de sourire cette nuit là.  
     
    "Qu'est ce qui te paraît gérable ?"
     
    "Je crois que je vais pouvoir t'adopter."
     
    J'ai ri aux éclats. J'avais 17 ans. Je n'avais plus besoin d'être adoptée. Et pourtant, que cette idée me séduisait. Que cette idée me soulageait.
    Je n'ai pas dit non.
     
    "Seulement... pour ça...il y a une condition..."
     
    Je me suis tendue, une fraction de seconde.  
    Puis, je lui ai souri, j'ai repoussé sa polaire, et j'ai passé les mains sous mon haut, pour le retirer.
     
    Il a retenu mon geste.  
     
    "Non. C'est pas ça nine. C'est pas ça. La condition, c'est juste que tu restes, un peu."
     
    Il a réentouré la polaire autour de moi, et a posé ses lèvres sur mon front. J'ai tremblé.
     
    Quand il a quitté la pièce, j'ai vu son sourire, juste avant qu'il n'éteigne la lumière derrière Lui, et j'ai senti une chaleur m'entourer, que j'avais oubliée.
    Je savais qu'il allait s'occuper de moi, je savais qu'il allait m'aimer. J'avais confiance. Parce qu'il m'avait appelée Nine, parce qu'il avait relevé la polaire sur mes seins, parce qu'il s'était tenu droit en faisant le serveur d'une voix grave, et en notant la liste, parce qu'il avait posé un baiser sur mon front. J'ai souri, avec la certitude qu'il allait m'aimer.
     
    Et, pour la première fois depuis des mois, j'ai Bien dormi.
     
     
    La liste est restée assez longtemps à passer d'un meuble à l'autre pour qu'il ait le temps d'y ajouter, un soir, des mois après, avec un sourire vers moi, "soumission", d'une autre couleur.
     
    Là encore, ce soir-là, j'ai Bien dormi, pour la première fois, depuis des semaines.
     
    Et les mois ont passé. Et la liste s'est perdue.
    Dans la mousse du clic clac.
     
     
    Et elle me fait sourire, ce soir, comme elle m'a faite sourire le premier soir.
     
    Je reste longtemps à la fixer. J'ai envie d'y ajouter un tiret, mais ce n'est pas moi, qui rajoute les tirets, normalement. C'est mon Maître.
     
    Je me dis tout de même que si j'y ajoute un tiret au crayon de bois, c'est sans doute moins grave.
    Mais je ne sais pas ce que je veux y rajouter.
    Ou plutôt si, mais ça y est déjà.
     
    Mon crayon hésite un moment, puis, il trace une flèche, qui part de "Besoin d'Amour", et mène au bas du papier. Il marque "Re". Il rajoute un tiret devant. Et un " + ", entre parenthèses, derrière.
     
    Je souris. Je crois qu'il ne va pas comprendre.
     
    J'ai sommeil.
     
     
     
     
     
    "Re +."
     
    La porte de la salle de bain danse devant moi.  
     
    "ça veut dire quoi, Re +, nine?"
     
    Je m'entends marmonner : "C'est pas Re +, c'est Re différent."
     
    J'ai parlé avant de réaliser. De réaliser qu'Il était rentré. Lorsque je le réalise, je me réveille, enfin, et lui souris. Mon cœur bat si vite qu'il va exploser. Il va exploser de bonheur.
     
    "Différent comment ?"
     
    "Je sais pas."
     
    Il hausse les épaules.
     
     
     
     
    "ça a été ?"
    "Oui. Tu m'as manqué."
     
     
     
     
    "Je t'aime."
    Je serre les poings.
    "Raphaël, je t'aime."
     
    Il me sourit. Il est si beau.
    "Tu as entendu ? Je t'aime."
     
    "Tu es un ange." Il m'embrasse.
     
    "Tu vois, c'est pour ça, que c'est Re différent. Tu comprends ?"
     
    "J'en ai bien peur."
     
    Il prend une mine telle qu'il paraît que toute la misère du monde vient de lui tomber sur les épaules.
    "Il fallait bien que je m'en doute, que ça arriverait."
     
    Mon tiret le rend triste. Mon tiret lui fait peur. Mon tiret me le vole. J'essaie de le défendre, ce tiret, mais je crois que c'est peine perdue d'avance.
     
    " C'est si terrible ?"
     
    "Oui. ça l'est."
     
    J'ai peur, d'un coup, et je voudrais n'avoir pas écrit ça.  
    Parce que je préfère avoir l'amour qui était écrit en noir en haut sur la liste, plutôt que pas d'amour du tout.
     
    "Pourquoi est-ce que tu ne peux pas te contenter des choses telles qu'elles sont ? Tu es donc si pressée, que ça parte en couille ? Tu es si pressée, nina?"
     
    Il me secoue, mais il y a plus de désarroi dans son geste que de violence, et je me laisse secouer.
     
    "Pourquoi ça partirait en c..."
     
    "Tais-toi."
    Il tend sa main vers la porte.
     
    "Ne pars pas."
     
    La porte a déjà claqué.
     
     
     
     
    Je sanglote.
     
    Je gomme " Re (+) ". J'avais bien fait, de l'écrire au crayon à papier.
     
     
     
    Mathilde me regarde avec un air grave, mais elle n'est plus moqueuse. Je l'appelle à l'aide du regard, à travers ses yeux, même si ce qui arrive est un peu de sa faute.
     
    J'entends la porte d'entrée s'ouvrir. Combien de temps a passé ? Je ne sais pas. Je suis restée avec Mathilde.  
    J'entends les pas de mon Maître. J'ai tellement envie de pouvoir le regarder, mais je reste avec Mathilde, dans la salle de bain. Et puis, il y a cette porte, qui est fermée.
     
    Lorsque j'entends ses pas qui s'éloignent, je sors.
     
     
     
    La petite liste est au milieu de la table.  
     
    Au crayon de bois, d'une écriture un peu en italique, avec les lettres très serrées les unes contre les autres, et beaucoup d'espace entre les mots, il est inscrit :  
     
    - RE +         OK.
     
    Je souris. Une chaleur que je n'ai jamais connue avant m'entoure. Mes joues sont trempées. Je relis, plusieurs fois : Re +   ok.
     
    J'ouvre la porte de la chambre, et je vois, dans la lumière rouge du réveil matin, son sourire, qui me regarde. C'est un sourire à la fois complice et heureux, et inquiet.
     
     
    J'ai envie de le rejoindre, mais avant, il faut, il faut, que j'aille dire à Mathilde que je suis plus forte qu'elle, et que les choses ne se passeront pas comme elles se sont passées pour elle, et que c'est mon histoire, et que je vais la rendre différente, et que.... Il faut que j'aille le lui dire.
     
    Je me hâte vers la salle de bain, j'ouvre la porte, je souris, j'entrouvre les lèvres, pour lui dire, et.... et je ne vois que mon reflet, dans le miroir.
     
    Je reste un instant à la chercher, mes poings sont serrés, je suis prête à répondre à ses sarcasmes, je suis prête à me battre, je suis prête.
     
    Mais elle n'est plus là.  
    Peut-être qu'elle était trop triste.
    Ou peut-être qu'elle est contente.
     
    Je prends les tubes à la droite du miroir, et les fais tomber dans la poubelle.  
    Je referme tout doucement la porte derrière moi.
     
    Je jette à nouveau un coup d'œil à la liste en passant, pour être sûre.  
    Elle est écrite en noir, puis en bleu, puis au crayon à papier.
     
     
    Et je vais retrouver le sourire rouge.
     
    Je m'y love. C'est un sourire avec une nuque, des bras, et des lèvres tièdes.
     
    Je m'y love, et, pour la première fois depuis des jours ( ou peut-être des mois ) , je dors Bien.


    1 commentaire
  • Il y a une petite bougie noire, en forme de cœur, posée sur le sol à un mètre du mur, et dont la flamme vacille doucement dans le courant d'air, lorsque je referme la porte.

    Je souris.

    Je pose mon sac, retire ma veste, et, à peine arrivée au niveau de la bougie, alors que j'allais m'accroupir pour la prendre entre mes doigts, j'en vois une deuxième, au milieu de la pièce, qui me sourit, et me chuchote de chercher la troisième.

    De bougie en bougie, me voilà devant notre lit.

    Je murmure "Raphaël...", et pose l'extrémité unie de mes doigts sur mes lèvres à peine refermées de mon murmure.

    Il y a, posé sur notre lit, un ensemble en tissu noir, dont je soupçonne facilement la provenance, et que je n'ose même pas frôler, tant sa texture me paraît caressante, et sa forme recherchée.

    Marielle.

    Il n'y a que Marielle, pour avoir confectionné une telle merveille.

    Des bras se serrent autour de ma taille.

    Sans émettre un son, le corps de mon Maître s'est entouré autour du mien, et je sens, déjà, son souffle dans ma nuque, et sa chaleur sur ma peau.

    "C'est pour moi ?"

     

    "Non."

    Son rire brise le silence, et je sens son souffle se secouer joyeusement derrière moi.

    "Mais si. Bien sûr, que c'est pour toi."

     

    Je relève les yeux, et réalise que le miroir nous renvoie notre image. Le regard de mon Maître, que je vois sans qu'il ne le sache, est rieur, amusé par la petite contraction qui a figé mes muscles, au moment où il a dit non. Je nous souris.

     

    Le tissu du vêtement est posé sur le lit comme s'il entourait le corps de quelqu'un. De quelqu'un qui se serait allongé sur l'herbe, pour regarder la forme des nuages.

    Il est composé de petites bandelettes de tissu souple, multiples, qui s'entrecroisent, au niveau des seins, puis du nombril, puis de la base des cuisses. Le tissu est si fin que la personne de l'herbe que j'ai imaginée serait presque nue en portant ce vêtement, et pourtant, les bandelettes ont visiblement été assemblées avec tant d'attention, pour que le corps y soit mis en valeur, que je ne pense pas que je me sentirai nue, en le portant. Au contraire.

     

    Je me retourne vers mon Maître, et l'embrasse.

    "Merci."

     

    Mes yeux disent merci, mon corps dit merci, ma voix dit merci, tout mon être dit merci. Merci, mon Maître.

     

    Je sens, déjà, ses doigts pressés retirer les vêtements que je portais. Mes doigts tentent de les aider, mais ils sont repoussés, et c'est avec un sourire presque gêné que je le laisse me mettre à nu, comme si je n'avais pas de doigts, et que mon corps dépendait de ses mains, pour être mis à nu.

     

    Juste avant que nos deux êtres nus ne se rassemblent dans la buée tiède de la douche, j'ai senti ses doigts saisir mes poignets, et les lier l'un à l'autre, dans mon dos, juste à la limite entre mes reins et mes fesses. Je sens à présent la corde fine et trempée contre l'arrière de mes cuisses, et c'est les poignets liés, comme mon âme est liée à la Sienne, que je laisse ses doigts parcourir mes seins, mon ventre, l'intérieur de mes cuisses.

    L'odeur sucrée qui s'envole de nos corps blanchis par les petites bulles me fait fermer les yeux.

     

    "Tu te souviens, de ce que tu m'as dit, en rentrant de Noël?"

     

    Mes paupières s'ouvrent. Je me souviens avoir dit à mon Maître que, s'il voulait me prêter, comme avant, je me sentais à nouveau prête. Il aurait pu le faire, de toutes façons. Il aurait pu, je me serais laissée faire, j'aurais trouvé la force en Lui, je n'aurais pas eu de rancune contre Lui, et je l'aurais toujours aimé. Il aurait pu, tout en sachant, puisque je n'étais plus capable de le Lui cacher, que je n'y prenais pas de plaisir.

     

    "Oui."

     

    J'ai dit à mon Maître que j'étais prête à nouveau, mais je lui ai menti. Je n'étais pas prête. J'avais simplement peur de le perdre, je pensais le perdre, et je voulais tout lui donner, avant que ce moment, qui me semblait inévitable, n'arrive. Je voulais être sûre de lui avoir tout donné, comme les coureurs qui pressent le rythme de leurs dernières foulées dans l'espoir de passer la ligne d'arrivée en étant sûrs de pouvoir se dire qu'ils n'auraient pas pu faire mieux.

     

    "Tu le penses toujours?"

     

    L'idée que mon Maître me prête à nouveau ne m'avait pas quittée, depuis ce début d'après-midi de décembre où j'étais rentrée de Noël. Elle était là, comme une hantise permanente qui secoue le souffle, s'éloignant, et revenant, mais restant toujours assez près pour que l'on puisse la distinguer.

    Est-ce que je le pense toujours ? Je voudrais répondre honnêtement à mon Maître. Je voudrais être capable de prononcer des mots dont l'exactitude me soit évidente. Mais je crois qu'il faudrait pour cela que je l'ai déjà pensé. Et je ne l'ai pas pensé.

     

    Mon silence est trop long.

     

    "Tu as trouvé, ce qui a changé ?"

     

    J'ai peur. Je voudrais que le lien qui serre mes poignets l'un contre l'autre se détache, je voudrais être libre de mes gestes, je voudrais pouvoir prendre le temps de tourner le dos à mon Maître, pour retrouver ma voix, et mon souffle.

     

    "Réponds-moi nine."

     

    Ce qui avait changé, à Noël, c'était l'intensité de ma peur de Le perdre. Elle s'était décuplée. Elle est aujourd'hui calmée. Et, sereinement, je crois que la seule raison permanente, et non motivée par cette peur qui m'habite, la seule raison à ce que je sois prête pour que mon Maître me partage, c'est la simple évidence que cette acceptation est le don le plus important que je puisse Lui faire, dans ma soumission. Il n'y a rien, au-delà. Les humiliations et les douleurs, aussi poussées soient-elles, ne sont rien à côté de ce don là.

    Que mon Maître me prête, c'est ce qui m'est le plus difficile, et je crois qu'en ce sens, c'est ce qui me rend le plus Soumise.

    Et Dieu sait comme mon cœur est apaisé, lorsqu'il a la chance de pouvoir se soumettre.

    Je voudrais savoir dire ces mots à mon Maître. Je voudrais pouvoir Lui parler, et les Lui dire.

     

    "Rien."

     

    "Quoi?"

     

    "Rien n'a changé. je veux t'être soumise, c'est tout. C'est ce que je veux par dessus tout."

     

    Il me sourit. Il efface mes larmes, sur mes joues. Ce sont des larmes de frustration, parce que je n'arrive jamais à Lui dire ce que je veux Lui dire.

     

    "tu es toujours excessive en tout, nine."

     

    "je sais. pardon."

     
     
     

    Les petites bandelettes de tissu noir se nouent autour de mon corps. Je vois ses doigts qui frôlent ma peau, je regarde ses yeux, à travers le miroir, que sa concentration assombrit. Je regarde au-delà : les bougies se sont éteintes.

     

    Et , lorsque je ne sens plus sa chaleur me frôler, je relève les yeux vers mon reflet, et y découvre que la personne de l'herbe, celle des nuages, s'est relevée, et me sourit. Mon Maître aussi, me sourit.

     

    "Tu es belle, ma Soumise. tu es si belle."

     

    Une larme à nouveau humidifie ma joue, mais ce n'est pas de frustration, cette fois-ci, c'est d'amour.

    D'amour pour mon Maître.

     
     
     

    Seule ma veste longue recouvre mon corps nu emballé - comme on emballe les fleurs, au moment de les offrir, à celui qui les déballera, pour les arroser, dès qu'elles courberont la tête - dans l'ensemble confectionné par Marielle.

     

    Mon cœur bat la chamade, et s'accélère, à mesure que les kilomètres passent. J'ai peur. Si peur que j'en oublie de respirer. Je repense à la dernière fois où j'ai vu Patrick. Je pense à ce qu'il m'avait dit, je pense à tous les mots que m'a dit Patrick. Je sens la peur picoter chaque centimètre de ma peau, y traçant des sillons d'électricité qui me paralysent. Je sens mon ventre se nouer, et mon corps se refroidir, comme s'il n'était plus capable de recevoir la chaleur.

     

    "ça va aller nine. N'aie pas peur. ça va aller. Je ne te laisse pas, je reste là."

     

    Ses mots relancent mon souffle, et mes poumons reçoivent l'air revenu avec soulagement.

     

    "D'accord ?"

     

    "Oui."

     

    Je lui souris, et mon sourire déparalyse mon visage. 

     

    Il faut que cette fois-ci soit différente. Il faut que je sois forte. Je m'accroche à l'idée que mon Maître ne me laissera pas. A l'idée que son regard sera sur moi. A l'idée que je vais me soumettre ainsi plus que de n'importe quelle autre manière.

     

    "Raphaël..."

     

    "Quoi ?"

     

    "Rien, j'avais envie d'entendre encore ta voix."

     
     
     

    La voiture s'immobilise dans un crissement sur le gravier. Je reconnais les saules pleureurs, je reconnais la voiture grise abîmée, et le pneu qui tourne au bout de sa corde. J'ai rêvé cet endroit tant de fois. Tant de fois, où mon rêve m'a éveillée en sursaut.

     
     
     

    Mon Maître a tapé, et nous avons attendu. Je ne sais pas si l'attente a duré 30 secondes, ou peut-être quelques minutes. Mon Maître ne me regardait pas. J'ai fixé le bois du porche. L'attente m'a permis de rassembler en moi tout mon désir de soumission, tout mon amour pour Raphaël , toute ma force, tout. J'ai tout rassemblé, pour ne pas m'écrouler, lorsque Patrick ouvrirait cette porte.

     

    Je me suis répétée : "je vais me soumettre. je vais me soumettre. je vais me soumettre."

    Lorsque la porte s'est ouverte, mes poings étaient serrés de toute leur force, et mes yeux baissés. J'ai su, à ce moment là, que ni les mots, ni le regard, ni le manque de respect de Patrick ne pourraient m'atteindre. Que seule la fierté de mon Maître, car fierté il y aurait, aurait le droit de me toucher, et que pas un de mes gestes ne trahirait ma peur.

     
     

    Lorsque mon Maître a écarté ma veste, et qu'elle a glissé le long de mes épaules, tombant à mes pieds dans un bruit de tissu froissé, j'ai croisé mes poignets dans mon dos, ai offert en avant mes seins, aussi petits soient-ils, et ai gardé les yeux baissés.

     
     

    Patrick est debout devant moi, et je sens qu'il détaille ma tenue, qu'il fixe chaque parcelle de mon corps. J'ai tant redouté ce moment, je l'ai tant cauchemardé, et, à présent qu'il est là, je ne vois qu'une chose, une seule : la main de mon Maître. Mon visage baissé dissimule la direction que mon regard a pris, et celui-ci ne fixe que la main de mon Maître. Celle-ci se crispe, lorsque Patrick pose ses doigts sur mes seins. Je ne les sens même pas. Je ne les sens même pas. Je suis plus forte que cet homme, et je ne vois que la main de mon Maître.

    Tu peux bien griffer mes seins, tu peux bien en pincer et en tordre la pointe, je resterai immobile. Je ne ferai pas un geste. Je garderai les poignets croisés dans le dos, et le regard baissé. La douleur ? Elle n'est rien. Elle n'est rien. Rien.

     

    Patrick fait une remarque, sur mon comportement. Je crois qu'il le félicite. Je n'écoute pas. Ses mots sont bien loin de moi. Moi, j'ai vu le sexe de mon Maître se redresser, quand Patrick a parlé, et j'ai compris qu'Il tirait du plaisir, à pouvoir être fier de moi. Il pourra bien se passer ici tout ce qu'il voudra, à présent, je me soumettrai.

    Lorsque Patrick pose deux pinces sur la pointe de mes seins, je relève furtivement les yeux vers lui, et lui souris. Vite, si vite, que j'ai à peine le temps de voir dans son regard un doute, comme s'il se demandait s'il n'avait pas rêvé mon sourire.

    Non, tu n'as pas rêvé. Je t'ai bien souri. J'ai mal, mal à m'en tordre de douleur, mais je ne bougerai pas. Et je t'ai bien souri, cauchemar. Je t'ai bien souri.

     
     

    Mon corps offert est suspendu dans le vide, et je sens les bandelettes de la personne de l'herbe se tendre sur ma peau. Aux premiers coups, je panique, car je n'ai pas trouvé mon Maître. Mais dès que mon regard croise le sien, et s'y accroche, mon corps s'immobilise à nouveau. Bien sûr, je gémis, bien sûr, je finis même par crier. Mais rien ne séparera mes yeux des siens. Et rien n'en enlèvera la force. Rien ne m'enlèvera ma force, tant que Raphaël sera là pour moi.

     

    Les lanières ensanglantent ma peau, mais ce n'est rien. Ce n'est rien.

     

    Lorsque, enfin, les coups cessent, Patrick me contourne, et me vole le regard de mon Maître. Je le vois libérer son sexe, d'une main, et je ferme les yeux.

     

    Il défait un peu le lien qui me maintenait suspendue, amenant ma taille au niveau de la sienne. Mon souffle perd son rythme, mes poings se serrent.

     

    "Attends."

     

    C'est la voix de mon Maître, je sens des larmes de soulagement me prendre, je crois que ma force arrive au bout, ma tête tourne si vite que les murs, autour de moi, me semblent être au nombre de mille.

     

    Mon Maître, enfin, me touche. Il défait mes liens. Je gémis à chaque bouffée d'air qui entre en moi. J'ai honte, de gémir ainsi. je voudrais rester à me soumettre sans faillir jusqu'au bout, mais mon angoisse est si forte que ma respiration se fait bruyante, comme si mon corps voulait en faire ressortir au moins un petit peu.

     

    Mon Maître presse mes épaules, mes genoux touchent le sol. Il glisse sa main sous mon menton et presse la base de mes lèvres, pour entrouvrir ma bouche. Patrick s'approche, et je comprends.

    Un regard de mon Maître, et je sais.

     

    Il y a tant d'amour, et de fierté, dans ce regard. Malgré la force avec laquelle il m'a plaquée à genoux sur le sol, malgré l'indiscutable autorité avec laquelle il a ouvert mes lèvres, il y a tant d'amour.

     

    J'ai fait jouir Patrick avec autant d'application que j'aurais fait jouir mon Maître. Le prenant au plus profond de ma gorge, tirant la langue comme un animal, recueillant son sperme dans ma bouche, et l'avalant, au mépris des haut-le-cœur qui m'ont prise, perdant toute humanité, et toute fierté, pour lui donner du plaisir.

     
     

    A peine Patrick détourné de moi, j'ai cherché le regard de mon Maître.

     

    Et j'y ai trouvé, oui, j'y ai trouvé, j'en suis certaine, l'expression que je rêvais d'obtenir depuis le temps que je redoutais le moment où il me prêterait à nouveau. J'ai su que les cauchemars, et l'angoisse, et mes peurs, et ma douleur, sous les coups de Patrick, et mes haut-le-cœur, et ma force, et mon amour, n'avaient pas été vains, n'était pas vains. J'ai su que ce regard là valait toutes les offrandes du monde, réduisait à néant le mépris de Patrick, et me faisait grandir.

     

    J'ai su que rien d'autre que le prêt, ce qui m'était le plus difficile, ne pouvait m'offrir ce regard là. Ce regard d'amour et de fierté. Ce regard qui est le plus beau regard de mon Dominant, de mon Maître. Ce regard qui est l'aboutissement de tous mes fantasmes de soumission, ce regard pour lequel je peux me faire chienne, salope, pute, esclave, ce regard pour lequel je pourrais faire n'importe quoi.

     

    Et j'ai souri à mon Maître.


    14 commentaires
  • A travers mes paupières, je vois la lumière orangée.

    Cette lumière orangée, dans laquelle perlent une multitude de petits points noirs, celle que l'on ne voit que lorsque l'on regarde le soleil de face, les yeux fermés.

    Je n'ai pas envie d'ouvrir les paupières. Si le soleil est arrivé jusqu'à mon visage, ça signifie qu'il a déjà éclairé toute la rue, avant d'arriver là. Et s'il a déjà éclairé toute la rue, ça veut dire que mon Maître est déjà parti.

    Je n'ai pas envie d'ouvrir les paupières, parce que, tant que je les garde fermées, je peux m'imaginer qu'il est là, juste à côté de moi, qu'il est là, et que je n'ai pas loupé son départ.

    Qu'il est là, et que je ne suis pas toute seule.

     

    Quand Mr Propre Pamplemousse / Thé Vert entre en offensive à mes côtés dans la cuisine, et que son odeur qui sent tout sauf le Pamplemousse et le Thé Vert s'élève autour de moi, c'est mauvais signe. Mr Propre n'est qu'un prétexte pour lorgner par la fenêtre. Cette fenêtre que je ne peux lorgner que de la cuisine. J'ai la bougeotte. J'ai les routes dans la tête, et les murs me paraissent des barreaux. C'est stupide. Je peux sortir, si je veux. Je peux sortir. Je n'ai pas besoin de tourner en rond avec Mr Propre. Mais le regard des autres me fait peur. Il me fait peur aussi fort que ma solitude, entre mes murs-barreaux. C'est stupide.

     

    Je jette un coup d'œil à l'heure, et je réalise que ça va être trop long. Je regrette presque de ne pas devoir aller travailler aujourd'hui. Je réalise que ça va être trop long, et que la compagnie de Mr propre ne pourra pas planquer ma solitude assez longtemps pour que la bougeotte me passe.

     

    Je pense aux grosses femmes de la laverie. Et je souris. Je cours jusqu'au couloir, et mon sourire s'efface. Il y a trop peu de linge, dans le bac, pour aller à la laverie. Beaucoup trop peu.

     

    Alors, je fais quelque chose qui me fait honte. Pour ne pas rester seule une minute de plus, je rajoute un peu du linge propre dans le linge sale, et j'emballe le tout.

    C'est stupide.

     

    Dans la rue, avec mon sac de linge sale et de linge propre mêlés, je me dis que c'est vraiment n'importe quoi, et j'ai honte. Je voudrais ne pas être comme ça.

     

    J'ai glissé une pièce de vingt centimes dans la machine de sucettes à la cerise de l'entrée.

    Les grosses femmes sont là, comme toujours à cette heure là, avec leurs tissus colorés et leur langue inconnue.

    Quand la sucette est tombée, elle a fait un bruit de métal contre les parois du distributeur et elles se sont retournées vers moi. Elles m'ont souri. Et leurs sourires m'ont fait du bien.

     

    La sucette a déjà fondu entre mes dents, et je mordille le bâtonnet de plastique blanc qui la maintenait, pour en extraire les derniers grains de sucre, et, surtout, pour ne pas rester à ne rien faire. Je me suis calée sur le couvercle du sèche-couette, le dos contre le mur, comme à chaque fois.

    Les femmes rient, et parlent sans jamais se taire. On dirait qu'elles ne respirent pas, entre les mots. Elles parlent si fort que le plastique du mur vibre dans mon dos. A moins que ce ne soit les tambours des lessiveuses, qui ne fassent ça.

    Les entendre me soulage.

     

    Je respire un grand coup, sans faire de bruit. C'est stupide, mais des fois, heureusement que la laverie est là. Et pourvu que mon Maître ne répare jamais notre machine à laver. Pourvu.

    Je me surprends à serrer les poings en pensant pourvu. Je voudrais ne pas être comme ça.

     
     

    Les femmes parlent toujours si fort que je n'ai pas réalisé tout de suite qu'elles parlaient trop fort, depuis quelques minutes.

     

    Lorsque je relève la tête, je réalise que, si elles se disputent, c'est à cause d'un fond de paquet de lessive renversé sur le sol. Le ton monte en moins d'une minute. Pour un fond de lessive renversé, leurs visages souriants semblent prêts à tuer, je vois leurs bras se lever, et je sursaute.

     

    J'ai quitté le couvercle du sèche-couettes, ai glissé derrière leurs tissus colorés et leurs mots inconnus, et me suis mise à courir.

     

    Dans cette même rue où je traînais ma solitude, mon linge sale, et mon linge propre, il y a une demie heure, j'entends à présent mes chaussures claquer bruyamment sur le béton, et je sens mon cœur s'accélérer.

     

    Accroupie devant le paquet de lessive, je regarde la poudre rosée glisser trop lentement dans le verre ( j'ai oublié la dosette à la laverie ) , et son niveau monter le long de ses parois brillantes.

    Mes doigts tremblent.

     

    Au moment de repasser notre porte, je trébuche sur Mr Propre, et je sens le verre m'échapper.

    J'entends ses parois brillantes se briser, je vois la poudre s'étaler sur le carrelage. Le soleil, qui était en train de finir d'éclairer toute la rue, paraît s'immobiliser sur les fragments du verre brisé, et la couleur rosée de la poudre de lessive projette des prismes de lumière rose sur tous les murs autour de moi. Un instant, je reste fascinée par cette lumière rose. Je ne peux plus détacher mes yeux des petites formes géométriques qui scintillent tout autour de moi.

     

    Et puis, je me rappelle les visages courroucés des femmes, je me rappelle leurs cris, et leurs menaces, je prends une enveloppe de papier blanc, retourne m'accroupir devant le paquet de lessive rose, et, à nouveau, la regarde glisser trop lentement entre mes doigts.

     

    Lorsque j'évite Mr Propre, et que je traverse la lumière rose du verre brisé, une pensée absolument stupide me prend. Je baisse les yeux sur la poudre rose, entre mes doigts, au milieu de laquelle brille l'un des prismes de lumière rose, et je murmure : "je suis en train d'éviter la guerre."

    Puis, l'évidence de ma propre sottise me prend, je pouffe de rire, referme la porte derrière moi, et, en souriant, j'entends mes chaussures claquer bruyamment sur le béton, et je sens mon cœur s'accélérer, dans l'autre sens.

     

    Les femmes n'ont pas cessé de crier, quand j'arrive.

     

    Je tends l'enveloppe devant moi, en reprenant mon souffle.

     

    Je ne sais pas ce qu'elles disent, mais elles ne crient plus. La poudre rose est passée de mes mains à leurs mains, elles m'ont souri, et, à présent, leur langue inconnue recommence à me paraître chantante.

     

    J'appuie mes fesses contre le mur. Je pose mes mains sur la base de mes genoux, et me force à respirer doucement.

     

    Leurs regards vers moi sont inquiets. Je souris.

     

    "ça va."

     

    Elles n'ont pas compris mes mots, mais ont compris leur sens, et leurs rires reviennent peu à peu. En même temps que mon souffle, dans mes poumons.

     

    J'ai perdu le bâtonnet de la sucette.

    Il me reste le couvercle du sèche-couette, et je ne me prive pas de m'y glisser, le dos contre le mur.

    Je regarde ma montre. Le temps a passé. C'est bientôt l'heure du retour de mon maître. Je ferme les yeux, et soupire de soulagement. Tant mieux.

     
     
     
     
     

    "Tu étais à la laverie ?"

     

    Mon cœur sourit au son de Sa voix.

     

    "Oui."

     

    "Sami t'a remboursée ?"

     

    "Remboursée ?"

     

    "Pour ta carte."

     

    Mon Maître était là, lorsque Samira est venue m'emprunter ma carte de paiement pour la laverie. Et, le jour où elle est venue, et qu'Il était là, je n'ai pas osé lui dire.

     

    Je n'ai pas osé lui dire que Sami passe m'emprunter ma carte au moins une semaine sur deux. Je n'ai pas osé lui dire que si je la lui prête, c'est parce que je sais que si elle me demande, c'est qu'elle ne peut pas faire autrement, c'est parce que c'est difficile, pour elle.

     

    Je n'ai rien osé lui dire.

     

    "Non. Pas encore."

     

    La colère sur le visage de mon Maître est évidente.

     

    Je m'accroupis pour réunir le verre et la poudre de lessive éparpillés sur le sol. ça m'évite de croiser son regard.

     

    "T'es vraiment une gourde."

     

    Je n'ose pas répondre.

     

    "Tu m'entends au moins ? T'es une gourde."

     
     

    Je sens les larmes me monter aux yeux.

    "C'est pas vrai."

     

    Je dis "c'est pas vrai", pour faire mine de me défendre, mais en vrai je sais bien qu'il a raison.

     

    "Donne-moi son numéro. J'en ai assez que tu te laisses faire."

     

    Je murmure "Non."

     

    "Donne-le moi."

     

    Je sens mon cœur qui bat à toute allure dans ma poitrine. Je ne lui donnerai pas ce numéro, je ne lui donnerai pas.

     

    "Non. Laisse-moi. Je suis pas une gourde. Et puis d'abord, je travaille, c'est mon argent, que je gagne. Si Sami ne me rembourse pas, ça ne te regarde pas. Je te le donnerai pas, ce numéro. J'ai pas besoin de Toi pour tout."

     
     

    La baffe, je ne l'ai pas sentie venir.

     

    Elle a résonné sur mon visage, ma main droite s'est rattrapée par terre et s'est coupée sur un bout de verre brisé, ma main gauche s'est posée sur ma joue, à l'endroit d'où la douleur venait de m'assaillir.

     

    Je l'ai regardé s'éloigner, et je suis restée sur mes talons, une main sur le verre, et l'autre sur ma peau. Je n'avais déjà plus mal. Mais j'ai gardé quand même ma main sur ma joue, en espérant qu'il se retournerait, et qu'il s'en veuille.

    Il ne s'est pas retourné.

     

    Alors, j'ai retiré ma main de ma joue.

     

    J'ai porté mon autre main à mes lèvres, et ai léché le petit filet de sang qui s'en échappait.

    J'ai pleuré.

     

    Autour de moi, les prismes de lumière rose étaient toujours là. Je me suis laissée glisser sur le sol, et les ai admirés. Admirés comme s'ils étaient la plus belle des choses qui m'ait été donnée de voir. J'ai espéré qu'ils calment mes pleurs. Mais seules les minutes ont été capables de les calmer.

     

    J'ai ramassé le verre et la poudre rose, et les prismes de lumière rose sur les murs ont disparu.

     

    J'ai mis longtemps, avant d'oser le rejoindre. Je sentais qu'il aurait juste suffi qu'il se remette à crier, pour que mes pleurs reviennent. Un mal-être que je suis incapable de décrire avait endolori mon ventre, et le haut de mes cuisses. Comme si mes muscles, et mes abdominaux, étaient devenus du béton.

     

    Je me suis avancée jusqu'à Lui, et j'ai gardé les yeux baissés.

    J'avais envie de lui dire. De lui dire que je ne veux plus de ces moments là. Que je n'en veux plus. J'avais envie de lui dire que j'ai mal. Mais j'ai été incapable de prononcer un seul mot.

     

    Lorsqu'il a passé sa main derrière ma nuque, et m'a attirée à Lui, j'ai retenu un sanglot. J'ai enfoui mon visage dans le tissu de son tee-shirt, et j'ai coupé ma respiration pour que le sanglot ne sorte pas.

    Ses bras se sont serrés autour de moi.

     

    J'aurais voulu trouver les mots. J'aurais tellement voulu.

     
     

    Les heures de la journée sont passées. Mon sanglot est passé aussi. Et Il a même réussi à me faire rire, en me racontant des bêtises.

    A un moment, il m'a dit : " Pour ta carte, pour la laverie, c'est pas grave, t'en fais pas.".  Mon souffle s'est coupé, mon ventre s'est serré, et ma main s'est posée sur ma joue. C'est stupide. C'était déjà trop tard pour qu'il s'en veuille.

    Et puis, tout aussi vite, il a changé de sujet. Et j'ai ri à nouveau.

     
     
     
     
     

    Lorsque la soirée est née, les premières étoiles l'ont appelé, pour me le voler.

    C'est amusant comme, chaque fois, il peut être en train de faire n'importe quoi, les premières étoiles l'appellent. Je vois ses yeux les guetter, par la fenêtre, et dès que l'une d'entre elles entre dans son champ de vision, il me sourit, et il sort.

     

    Il s'assoit sur notre marche, et il allume une cigarette. Il prend un plaisir simple, un plaisir évident, à cette première cigarette du soir sous les premières étoiles. Et moi, souvent, je sors m'asseoir à côté de Lui, à ce moment là. On se parle rarement, pendant la première cigarette du soir. C'est pourtant le moment de nos journées que je préfère entre tous.

     
     

    Ce soir, le ciel, au-dessus de nous, est voilé, et les étoiles sont discrètes. Et mon Maître me prête plus d'attention que les autres soirs. Sa main libre se glisse sur ma cuisse, qu'elle écarte, l'attirant à Lui. Ses doigts se posent sous mon ventre.

     

    "Va te changer."

     

    Mon jean le dérange, le tissu de mon jean le dérange. Je comprends. Je souris. Et je passe la porte sans faire de bruit.

    Dans la salle de bain, je me souris dans le miroir, en retirant mes sous-vêtements, et en choisissant une jupe courte, un petit haut au décolleté peu couvrant, et des chaussures fines.

     

    Je reviens rapidement à Lui, et je suis telle qu'il l'aime.

     

    Alors que j'allais m'asseoir à côté de Lui, il se lève, ferme la porte à clé derrière nous, glisse sa main derrière mes reins, et descends notre marche.

    Je comprends. Et je regrette d'avoir choisi ma jupe si courte.

     

     

    Un instant, l'idée de le lui dire me prend, mais ce serait idiot : c'est tout ce qu'Il espère.

    Alors, je me serre un peu plus contre Lui.

     

    Ce que je craignais arrive: il bifurque à la deuxième petite rue.

    La petite rue où se donnent rendez-vous tous les jeunes du quartier, la petite rue où il y a un escalier, sur lequel ils s'installent pour boire et rire. La petite rue où il ne faut pas passer, quand on est seule la nuit.

    Je me serre plus fort encore contre mon Maître, moi, je ne crains rien, moi, je ne suis pas seule.

     
     

    Lorsque je sens sa main me repousser, je ne comprends pas. Je lui jette un regard de panique, et lis dans ses yeux sa petite victoire.

     

    "On se rejoint à la maison. Toi, tu rentres par là."

     

    Je jette un coup d'œil vers la rue, puis un coup d'œil sur mes genoux nus. La panique me prend.

     

    "Tu n'as pas besoin de moi, c'est bien ça, non ? Prouve-le."

     

    Mon cœur bat la chamade.

     

    "Non..."

     

    " Non ? "

     

    "S'il vous plaît Monsieur... S'il vous plaît..."

     

    "J'adore quand tu supplies."

     

    Il me retire ma veste, ne laissant sur mes épaules que le petit haut au décolleté profond que j'avais enfilé pour Lui.

     

    "Tu n'as pas besoin de ça, non plus.

    Tu rentres par là."

     

    Et il tourne les talons.

     

    Je m'entends murmurer "Monsieur", mais, dans cette rue où la lumière des lampadaires paraît plus faible qu'ailleurs, je ne distingue déjà plus sa silhouette.

     

    Je me retourne vers l'endroit qu'il m'a indiqué, et je frémis.

     

    Je tire un peu sur ma jupe, j'essaie de couvrir davantage mes épaules, et la base de mes seins. Mais mes gestes sont tout simplement inutiles.

     

    Je sens mes poings se serrer. Je suis incapable, absolument incapable, de traverser cette rue. Je ne supporterai pas les réflexions qui s'élèveront immanquablement sur mon passage, je ne supporterai pas la peur qui va me prendre, je ne supporterai pas de recroiser l'un d'entre eux dans la rue, après. Je sens que je panique complètement, je sens les larmes me monter aux yeux. Et je sens mes jambes faire demi-tour, pour désobéir à mon Maître.

     
     

    Dans la faible lumière des lampadaires, je sens deux bras me saisir, et me plaquer contre le mur. Je retiens un petit cri, lorsque je reconnais son visage.

     

    "Qu'est ce que tu fais ?"

     

    "Je ne peux pas. Je ne peux pas, Monsieur."

     

    Un sourire s'esquisse sur son visage.

     

    "Tu n'as pas besoin de moi, mais tu es incapable de parcourir les 500 mètres qui te séparent de la maison sans moi, c'est ça ?"

     

    Je tremble comme une feuille.

    "Si, mais... pas comme ça."

     

    "Comme ça", ce sont les vêtements que j'avais mis pour Lui.

     

    "Tais-toi."

     

    Je baisse les yeux. Je prie en moi-même pour qu'il ne me force pas à faire ça.

     

    "Allez, enfile ça, tu vas encore attraper froid."

     

    Il réentoure mes épaules avec ma veste, me tire à lui, et m'éloigne de cette rue. A nouveau, je me serre contre Lui.

     
     
     
     
     
     
     
     
     
     

    A peine arrivés à la maison, mon Maître a relevé brusquement le minuscule morceau de tissu qui me servait de jupe sur mes reins, il m'a poussée vers la table, où mon corps s'est replié presque de lui-même, et j'ai senti sa main danser sur la peau nue de mes fesses.

     

    Lorsque sa main a fatigué, c'est la cuillère de bois qui était posée à côté de Lui qui a pris la relève. La fessée a duré pendant de longues minutes. Mon Maître a pris son temps, laissant chaque onde de douleur faire son chemin jusqu'à mon esprit. Laissant aussi, peut-être, le temps à mon souffle de ne pas me lâcher, entre les coups.

     

    Puis, lorsque j'ai commencé à gémir de plus en plus fort à chaque coup, il a empoigné mes fesses à pleines mains, les a écartés, et s'est enfoncé en moi. J'ai senti, à chacun de ses va et viens en moi, que mes mots l'avaient blessé. J'ai senti, à chacun de ses va et viens en moi, son désir de me faire mal, pour les mots que j'avais prononcés. Et j'ai gémi plus fort que ce que j'avais mal, pour qu'Il me pardonne.

     

    Car je peux bien dire tout ce que je veux, il a raison, j'ai besoin de Lui. J'ai un besoin vital de Lui.

     

    Lorsqu'il a joui en moi, et que ses ongles se sont enfoncés dans la peau rougie de mes fesses, j'ai vu les prismes rosés de lumière danser tout autour de moi, sur les murs. Et pourtant, depuis bien longtemps, le soleil était parti.

     

    J'ai vu les prismes rosés s'éclairer de toutes leurs forces dans notre maison, et j'ai senti une certitude m'envahir : il faudra que quelque chose change.

     

    Il faudra que quelque chose change.


    votre commentaire
  • J'ai un bâton de réglisse à peine sucré entre les dents, et je pouffe de rire toutes les trente secondes, toute seule, derrière ma fenêtre.

    Je viens de rentrer du travail, la maison est silencieuse, car je suis la première, et je m'amuse de l'étrangeté de nos nouveaux voisins, qui ne peuvent pas me voir, derrière les petits rideaux colorés et immobiles de notre fenêtre.

     

    "Pourquoi tu ris, mon chou ?"

     

    Je ne l'ai pas entendu rentrer, mon Maître aux pattes de velours, je ne l'ai pas entendu, et j'ai sursauté. Mais sa simple présence, derrière la mienne, est plus douce que tous les satins des palais impériaux, et plus chaude que toutes les flammes des cheminées de marbre qui en ornent les murs.

     

    Je lui souris.

     

    "Regarde."

     

    Il entoure ses bras autour de ma taille, et je sens son souffle, sur le dessus de mon visage, qui fait trembler les petites mèches de cheveux derrière lesquelles je cache dérisoirement une partie de mon expression. Zeste de timidité, zeste d'une retenue inexpliquée qui ne fait pas taire mon sourire, mais m'entraîne à dissimuler un peu de mon visage, un peu de mon regard, à celui des autres. Dérisoire cachette.

     

    Je sens sa poitrine se secouer doucement derrière mon dos.

     

    Derrière les carreaux, de l'arrière du camion de déménagement, plusieurs petites cages grillagées résonnent de gloussements graves et comiques.

     

    "Ce sont... des poules ?"

     

    Je ris doucement. "On dirait bien."

     

    Nos deux rires silencieux se secouent l'un contre l'autre, devant l'étrangeté de ces nouveaux arrivants. Une cage s'est ouverte, et les poules courent en tous sens en poussant des cris étouffés, pendant que des mains tendues les poursuivent, les loupant juste au moment de les saisir. Lorsque le dernier petit volatile passe la porte de la maison, et que la porte se claque, rendant son silence à la rue, j'essaie d'imaginer où pourront bien vivre toutes ces poules, dans la toute petite maison où elles sont entrées.

     

    Ne sentant plus de chaleur derrière moi, j'oublie les poules, et me retourne.

     

    Il est là, à quelques pas derrière moi. Il regardait mes épaules se secouer de petits rires, peut-être. Je lui souris.

     

    Il me semble pouvoir sentir Sa chaleur, même sans qu'il me touche. Il suffit qu'Il me regarde, et j'ai chaud. Je ne pense plus à ma petite timidité, je ne pense plus qu'à sa chaleur, à la chaleur de son regard.

     

    Comme une évidence, je sens mes jambes se plier, et mon corps s'agenouiller aux pieds du sien. Je sens qu'il sourit. Il y avait longtemps, oui, longtemps, que je ne l'avais pas accueilli ainsi. Peut-être bien un mois et demi, peut-être un peu plus.

     

    je pense à ma petite honte, pas si petite que ma timidité, et puis plus récente, si récente, et puis encore tellement là. je crois que c'est ma petite honte, qui me fait plier, à nouveau. Si je pouvais, je demanderais à nouveau pardon. Si je pouvais, je demanderais pardon chaque jour. Chaque jour. Mais il me fait taire, quand je demande pardon. Et je reste avec tous mes pardons au fond du cœur. Lourds, si lourds.

     

    Il fait un pas vers moi, prend mon menton dans sa main, et me fait relever le visage. C'est lorsque j'ai mon menton au creux de sa main, que je réalise à quel point je suis petite. Une simple pression de ses doigts, de ses doigts bouillants, autour de ma peau, suffirait à m'écraser. Suffit à me protéger.

     

    Il se penche, joint ses lèvres aux miennes, et j'ai envie de pleurer d'amour.

     

    Sa main libre ramène mes cheveux en arrière, et libère mon visage de sa petite timidité. Je contemple son regard, en imprègne mon cœur et mon âme, je fais des réserves, puis baisse les yeux.

     

    "Lève-toi."

     

    A contre cœur, j'obéis. Je voudrais pouvoir rester à ses pieds tout le temps, je voudrais pouvoir n'être toujours qu'à ses pieds, je voudrais pouvoir lui prouver, sans plus jamais m'arrêter, lui prouver que je suis à Lui, lui rappeler ma dévotion, la lui raconter, avec mon corps replié, sans cesse plus bas que le sien.

     

    Il prend ma veste, me la tend, et me dit de le suivre. Il me sourit, mais il y a dans sa voix quelque chose, quelque chose que je reconnaîtrais entre mille, quelque chose qui me dit que j'ai envie de garder les yeux baissés, et de lui dire "Vous".

    Quelque chose que je bénis de tout mon être. Quelque chose que j'avais oublié d'espérer et d'attendre, et dont l'importance et la valeur m'est revenue, avec ma petite honte.

    Quelque chose qui, contre toute attente, fait sourire mon cœur, et m'apporte moins de crainte que de soulagement.

     
     

    La voiture s'éloigne de la ville, et roule pendant longtemps. Je réalise qu'il est presque 18H, et qu'il fait toujours clair. Je réalise que ce sera bientôt le printemps, et qu'au printemps, toute la lumière, et toutes les couleurs, reviennent. Je réalise, et je jette un coup d'œil furtif à mon Maître, et je souris. Je jette un deuxième coup d'œil à mes pieds et souris à nouveau, car il y a là un sac dont je ne peux pas douter de la contenance.

     

    Un sac qui m'a faite frémir, qui m'a faite pleurer, et qui, ce soir, me fait sourire et remercier le ciel de toutes mes forces.

     

    Petit à petit, les champs agricoles, les haies de cyprès, et les peupliers disparaissent, laissant leur place, autour de nous, aux étendues d'eau, de ciel, de fines bandes de terre longeant les marais, aux prairies à moitié inondées dont on imagine à peine la couleur, cerclées d'étangs, cerclées de cette Mer, qui peu à peu, centimètre par centimètre, années après années, vient noyer les terres gorgées de sel, qui se dérobent sous nos pieds.

     

    Les hérons, pourpres ou cendrés, et les flamants roses, apparaissent sur leurs longues pattes immergées, au milieu des rizières, envahies par les saladelles et les salicornes, mais désertées par les arbres, au milieu  des digues, dérisoires tentatives humaines pour retarder l'eau, dérisoires, comme la finesse de mes cheveux, pour dissimuler ma timidité.

     

    Les hérons ont des mouvements lents, et saccadés, comme si chacun de leurs gestes était réfléchi. Il me semble que mes pensées sont comme les gestes des hérons : ralenties, réfléchies. Il me semble, que, à mesure que mon Maître et moi nous enfonçons dans ce paysage pâle et brumeux, je perds toute rapidité, je perds toute notion du temps et de l'espace.

     

    Lorsque la voiture ralentit, et s'arrête, je ne réalise pas tout de suite.

     
     

    "Déshabille-toi."

     

    La première réaction qui me prend toujours dans ces moments là me prend. Discrètement, je jette un regard tout autour de nous, sentant mon cœur s'affoler dans ma poitrine.

     

    Une gifle bien méritée s'abat sur ma joue, et je suis heureuse, si heureuse.

    Elle ne m'a pas fait réellement mal, mais j'ai senti, à nouveau, l'emprise de mon Maître se resserrer autour de mon âme, j'ai senti, à nouveau, l'envie s'affoler dans mon bas-ventre, j'ai senti cette nature profonde qui me transforme s'éveiller en moi, et, en gardant les yeux baissés, je me suis déshabillée.

     
     

    J'ai honte de ces sous-vêtements trop simples, j'ai honte de ces sous-vêtements tout-court.

     

    J'avais oublié ce que c'était, que d'être devant son Maître, dans une tenue qui n'est pas la hauteur.

    Il y a encore si peu, je prenais soin, à peine rentrée, de me changer, et de faire de mon corps une offrande, au cas où. Il arrivait que l' "offrande" reste emballée, et je ne m'en offusquais pas. Je m'endormais, et je ne m'en offusquais pas. Mais j'avais chaque fois si plaisir à ce "changement" des tissus au plus près de ma peau, juste pour Lui, juste pour être à la hauteur,  au cas où il déciderait de me dire d'être nue.

    Je ne sais pas ce qui, progressivement, et en si peu de temps, m'a fait oublier de me changer pour Lui. Mais ce soir, au milieu de la brume, je le regrette, j'ai honte, et je me jure, oui, je me jure, de ne plus oublier.

     

    La honte me rend maladroite, et c'est maladroitement que je retire ces tissus trop simples.

     

    Je sens les mèches de mes cheveux retomber, et me cacher, comme si leur présence pouvait cacher en quoique ce soit ma nudité. Je frissonne.

     

    Je me rassure silencieusement, me disant qu'il ne peut y avoir personne, personne à part nous, au milieu de ces étendues noyées et désertiques.

     

    Je sens mon collier s'entourer autour de mon cou, et je souris.

     

    "Pourquoi tu pleures?"

     

    "Je ne pleure pas, Monsieur, je suis heureuse. Heureuse d'être à Vous."

     

    J'ai dit Vous, et Monsieur, avec un tel soulagement qu'une seconde larme m'a faite sourire.

     

    "Alors, à genoux, chienne."

     

    La cordelette reliée à mon collier s'est tendue brusquement vers le bas, et mes genoux se sont cognés mollement sur le sol. J'ai retenu un petit cri de douleur. Mon ventre brûle d'envie. Brûle d'envie de Lui.

     

    Le sac quitte la voiture,  la portière se claque, et la cordelette me tire vers l'avant. N'ayant pas d'autre choix, les paumes de mes mains se posent à plat sur le sol humide, et c'est à quatre pattes, que je le suis, sur ce chemin de terre et de gravier, au milieu de rien. Il a dit "chienne". Il avait raison.

     

    Mes genoux, le dessus de mes pieds, et l'intérieur de mes mains, s'écorchent et s'égratignent sur les graviers, au milieu desquels les coquilles tranchantes des tellines, les petits coquillages qui n'existent que dans ces lagunes perdues, coupées du monde, tracent de longs sillons de sang sous mes mollets, lorsque mon Maître presse le pas, et que je n'arrive plus à avoir le temps de les soulever.

     

    Un petit caillou, plus coupant que les autres, m'immobilise. Je gémis, me repliant un peu sur moi-même. La cordelette se tend.

     

    "Tais-toi. Avance."

     

    Je me tais. Et j'avance.

     

    Le chemin se fait étroit. Il n'est pas étroit pour mon Maître, qui est debout, mais il est étroit pour moi, qui suis à ses pieds. Je regarde avec anxiété l'eau, si proche de moi. Je regarde la pente qui longe le chemin. Je regarde... et je me sens trébucher, glisser.

     

    Je pousse un cri d'effroi, j'entends les hérons qui s'élèvent, et s'enfuient, j'entends leurs ailes, j'entends l'eau, sous mes genoux, je sens la douceur humide des racines entremêlées, sur le rebord de la rizière, qui s'entourent autour de mes chevilles.

     

    Je relève les yeux, et cherche secours dans ceux de mon Maître.

     

    "tu as vu dans quel état tu t'es mise ! tu as vu ?"

     

    Sa voix ne s'est pas élevée plus haut qu'un murmure.

    Je baisse les yeux vers mon corps, et vois sur ma peau blanche les sillons dansants d'une boue fluide, au milieu de laquelle ruisselle un peu de mon sang.

     

    Il tire un coup sec sur ma laisse, et je relève à nouveau le visage vers Lui.

     

    "Est-ce que tu vas demander pardon, au moins ?"

     

    Mon cœur vient de s'alléger. De s'alléger de milles kilos.

     

    Lui comme moi savons bien que je vais demander pardon. Mais que ce n'est pas pour la boue, ni pour le sang. Lui comme moi savons bien qu'en dehors du jeu, je n'aurais pas pu demander pardon, puisque Lui ne l'a jamais fait. Lui comme moi savons très bien que si je ne demande pas pardon, je vais m'éteindre à petit feu.

     

    Je plonge mon regard dans le sien, et je murmure "pardon Monsieur."

     

    Il me sourit.

     

    Je répète, encore, et encore "pardon, pardon, pardon."

     

    Mes larmes dessinent avec mon sang, et avec la boue, des sillons sur mes seins, et sur mon ventre.

    J'ai froid.

     

    Il m'aide à remonter, je retombe plusieurs fois, écorchant, et écorchant encore ma peau nue.

     

    C'est pourtant à genoux, que je le suivrai, et cela jusqu'au bout de ce chemin interminable. Malgré la douleur, je lui si reconnaissante. Si reconnaissante. Et pour rien au monde je ne finirais de parcourir ce chemin autrement qu'à genoux.

     

    Lorsqu'il s'arrête enfin, et que je relève les yeux devant nous, je vois, nous faisant face, deux immenses pyramides grisâtres, qui brillent dans la lumière tombante du jour, et derrière lesquelles un paysage lunaire s'étend à perte de vue, leur ôtant toute consistance.

     

    Je jette un regard interrogateur à mon Maître, qui sourit. Je sais, à son sourire, que mon cœur va s'affoler, que mon corps va se tendre, que mon ventre va se tordre, que mes gémissements vont trembler, que mes lèvres vont remercier.

     

    Et je lui rends son sourire.

     

    Il tire la cordelette vers le haut, me contraignant à me relever. Chacun de mes muscles me fait souffrir, je gémis, le plus doucement possible. Les plaies sur mes genoux se resserrent, lorsque ceux-ci se tendent, enfermant en eux de minuscules gravillons.

     

    Doucement, mon Maître saisit mes épaules, et me pousse vers l'avant. Il me pousse vers l'une de ces deux immenses pyramides grises.

    Ses mains descendent le long de mes avants bras, saisissent mes poignets, ouvrent mes doigts, et les tendent vers cette matière granuleuse et humide. Il plaque mes mains ensanglantées contre la paroi, un cri de douleur s'élève dans ma gorge, et je comprends que ce qui est devant moi est du sel.

     

    La piqûre lancinante du sel remonte jusque dans mes poignets, j'ai un mouvement de recul, mais le corps de mon Maître, derrière moi, me maintient fermement, et me pousse, plus près, plus près, encore plus près. Mes genoux, et mes mollets, rejoignent à leur tour le sel, qui y déverse des ondes de douleur qui me font encore gémir. Mon Maître me maintient longtemps contre la paroi salée de la pyramide, et, minute après minute, je ne sens quasiment plus la douleur. Lorsqu'il me relâche enfin, je ne m'y soustrais pas, et je reste immobile, plaquée contre le mur de sel. Une caresse dans ma nuque me fait frémir.

     

    J'entends le sac s'ouvrir, je souris.

     

    Je me jure de rester immobile.

     

    Le premier coup tombe, au milieu de mes reins, non retenu, m'arrachant un petit cri aigu de douleur, et je reconnais la badine. Quoi mieux que la badine, au milieu de cette nature brune claire, pour me faire gémir ?

     

    Les autres coups sont espacés, si régulièrement. J'imagine son regard, derrière moi, qui se délecte de mon corps qui tressaille, qui se délecte de mon souffle qui se coupe, qui se délecte des marques sur ma peau, qui cherche où frapper.

    Ici, pour que la douleur s'ajoute à la précédente, et que je gémisse plus fort ? Ou bien plutôt ici, pour que ma peau zébrée le soit également sur toute sa superficie ?

    J'imagine son regard, qui se délecte de ma douleur, et je me tends, et je m'offre, et je souris.

     

    Mes doigts se crispent dans le sel à chaque coup, faisant corps avec lui.

     

    Je sais que je pourrai endurer autant qu'il lui plaira. Je sais que j'en suis capable. Et cette simple idée humidifie l'intérieur de mes cuisses, plus encore que la douleur.

     

    Mes cris sont à présent des "merci."

     

    Et je sais qu'Il sourit.

     

    Lorsqu'Il frappe le plus fort, je murmure "encore".

     

    Sa voix se fait moqueuse. Il répète "encore?", sachant très bien que je répondrai oui. Et il frappe plus fort que plus fort.

     

    L'intérieur de mes cuisses ruisselle, tout mon corps tremble d'envie, et de douleur. C'est si bon... si bon.

     

    Il frappe mes fesses, le haut de mes cuisses, et, surtout, le creux de mes reins. Frappant deux fois, trois fois, quatre fois, exactement au même endroit, pour entendre mes cris s'intensifier à chaque coup.

     

    "Ecarte."

     

    Et mes cuisses s'écartent.

     

    La badine frappe de bas en haut, lacérant l'intérieur de mes cuisses trempées. Je me tends, puis me soustrais, puis me tend à nouveau.

     

    Les premières larmes de douleur m'assiègent. Jusque là, il n'y en avait pas eu.

     

    J'entends la badine tomber sur le sol. Je sens ses bras me serrer. Je soupire de mercis.

     

    Il me retourne doucement, sortant mes mains du sel, où elles s'étaient engouffrées profondément, à force de s'y crisper à chaque coup.

     

    Et, à nouveau, il me plaque contre le sel.

     

    J'étouffe un cri qui ne viendra pas contre sa nuque.

     

    Chaque zébrure entrouverte sur la peau de mon dos et de mes fesses s'enflamme de douleur, au contact du sel. Tout mon corps est en feu. J'ai chaud, si chaud, au milieu de cette tiède humidité.

     

    Il me soulève doucement, et je comprends. J'entoure mes jambes autour de sa taille, et mes bras autour de ses épaules.

     

    Serrée entre le sel et sa poitrine, je sens son sexe s'engouffrer au creux de mon ventre, et je soupire de plaisir.

     

    Chacun de ses va et viens en moi égratigne mon dos contre le mur de sel, et je crie autant du plaisir et du feu dans mon ventre, que des brûlures incessantes sur mes fesses nues.

     

    Je ne me souviens pas d'une fois où il m'a fait l'amour si longtemps, si intensément. Je ne me souviens pas. Je ne sais pas comment je n'ai pas joui dix fois contre Lui, comment j'ai pu être capable d'attendre que son sexe, et son corps, et ses doigts aux ongles enfoncés profond dans ma peau s'immobilisent , et se tendent, pour jouir en même temps que Lui. Nos deux corps se sont enflammés de désir au milieu de rien, se sont noyés de plaisir comme les lagunes se noient sous le sel. Nos quatre lèvres ont gémi leur jouissance dans cette étendue humide et oubliée, déclenchant l'envol des hérons apeurés, dont les ailes immenses se sont étendues bruyamment au-dessus de notre propre envolée.

     

    Mon corps a cédé lorsque le Sien l'a quitté. Je me suis accroupie, mes jambes ne pouvant plus me porter, et suis restée le dos contre le sel, oubliant la douleur, reprenant mon souffle par à-coups. Lorsque j'ai relevé à nouveau les yeux vers Lui, j'aurais voulu pouvoir Lui dire encore Merci, mais je n'avais plus assez d'air. Je lui ai souri, sans parler. Et je suis persuadée qu'il a compris.

     

    Nous sommes restés longtemps, moi, accroupie, à ses pieds, haletante, à retrouver mon air avec délice, cet air nouveau plein de son regard, de son plaisir, de son pardon, et Lui, debout face à moi, à me regarder, avec cet air de plénitude qu'il prend parfois, en voyant mon corps se remettre doucement de son sadisme, de ses assauts, de sa délicieuse folie, de Lui, Lui, juste et uniquement Lui.

     
     

    Une heure auparavant, dans la lumière, deux silhouettes s'étaient glissées dans ce paysage sauvage et glissant, sur un petit chemin trop étroit. L'une d'entre elles gémissait.

    A présent, dans la presque nuit, sur ce même chemin, une seule silhouette revient de nulle-part. Une seule, avec contre elle blottie la seconde, que l'on ne discerne pas, car sa peau est grisée par le sel, et qu'elle ne gémit plus.

     

    Deux silhouettes qui n'en font qu'une, qui reviennent de la mer, cette mer qui engloutit les terres, jour après jour, cette mer qui, derrière nous, est en train d'engloutir mon "pardon", que je lui ai laissé.

     

    Merci, mon Maître. Merci d'avoir confié mon "Pardon" à la Mer.

     

    Je T'aime.


    1 commentaire
  • Toute la fin de semaine, il avait fait beau.

    Beau, et chaud.

    Les choses étaient simples. Si simples. On parlait du Week-End, il me promettait des bateaux plein nos yeux, et je souriais. Une petite bravoure inconnue s'était emparée de moi, et il me semblait que j'aurais pu faire dix fois plus, et dix fois mieux, que ce que l'on attendait de moi. Il me semblait déjà sentir le goût salé de la Méditerranée sur mes lèvres, et le goût de ses lèvres sur le sel.

    Je souriais tout le temps.

     

    Je ne pensais pas que, dans la nuit de vendredi à samedi, je compterais les lignes.

     

    Je compte les lignes sur les routes qui font peur. Je perds le compte, et reprends à zéro, souvent avant d'arriver à 50.

     

    Il fait nuit, et je compte les lignes.

     

    Je lui ai laissé un post-it rose sur le bord de mon oreiller. Rose pâle. Avec un mot d'amour écrit au stylo bille bleu dessus, suivi d'un petit mensonge, suivi d'un autre mot d'amour.

     

    Les lignes défilent, et j'en suis à 27.

    J'ai déjà repris souvent à zéro.

     

    Le téléphone a sonné à minuit, et j'ai pensé aux bateaux.

    J'ai écouté, j'ai répondu, mais je ne pensais qu'aux bateaux.

     

    J'ai effacé les images de feu et de police à coups de bateaux, parce que je ne voulais pas les laisser s'imprimer dans ma tête.

    Je ne voulais pas.

     

    54.

     

    J'ai dépassé 50 lignes, mais j'ai toujours aussi peur.

     

    Le matin se lève sur les lignes, et je garde les yeux ouverts, mais je ne sais pas comment.

     

    J'entends mes roues crisser sur le gravier, je vois mon pouce composer les numéros, et j'ai tellement sommeil que je suis surprise par la sonnerie d'attente lancinante contre mon oreille.

    Je suis surprise aussi par ma voix.

     

    "Je suis perdue."

     

    Droite, Gauche, Gauche, Droite... je suis les indications comme un petit robot. Après le cimetière, après la déchetterie, après, après, après...

     

    Après, après tout ça... Je n'irai pas beaucoup plus loin, parce qu'à partir de là, il n'y a plus de macadam.

     

    Des bras nus en l'air, de chaque côté d'un visage sans sourire.

     

    "Gare-toi là. Si tu vas plus loin, tu ne repars plus."

    Il y a de la buée du matin devant ses lèvres.

     

    "Et vous, comment vous avez fait, pour passer ?"

     

    "Il n'avait pas plu, il n'y avait pas la boue."

     

    "ah.

     

    Au fait, Bonjour."

     

    "Ouais, c'est ça, bonjour."

     

    Je me mords la lèvre. Quelle conne.

     

    Ma basket, dont je n'avais pas serré les lacets, reste enfoncée dans la boue au bout de trois pas, et mon pied nu continue seul. Il est trop endormi pour réaliser qu'il est nu, et c'est la boue froide sous sa peau qui lui en fait prendre conscience.

     

    "Attends-moi."

     

    Il ne m'entend pas.

     

    Je sauve ma basket, y enfonce mon pied sale, serre le lacet très fort, et cours.

     

    La boue gémit à chacun de mes pas.

     

    Nos doigts s'accrochent à la grille, pour nous empêcher de glisser, et de tomber.

     

    "Il n'y a pas un autre passage ?"

     

    "Non."

     

     Je regardais mes pieds, je regardais la grille, pour ne pas tomber, et je n'ai pas vu qu'il s'était arrêté.

     

    Je me cogne contre lui, il glisse, trébuche, sa main se rattrape dans la boue, se blesse au bas du grillage. "Aïe. Putain. Fait chier."

     
     
     
     

    "Voilà, t'as vu."

     

    Je regardais sa main, je regardais le petit filet de sang qui y naissait, et auquel il ne prêtait aucune attention, et je n'ai pas vu tout de suite.

     

    Maintenant, je relève la tête, et je vois.

     

    Noire la taule.

    Noir le sol.

    Noir le bout du grillage.

     

    Je murmure "c'est pas possible..."

     

    Je ne sais pas combien de temps on est restés silencieux, à regarder le noir. A regarder les restes du feu.

     

    "C'est qui ?"

     

    "A ton avis ? "

     

    Je soupire.

     

    "Vous allez aller où ?"

     

    Il rit.

     

    "Chez vous ! "

     

    Je ris aussi.

     

    "Il y a assez de place."

     

    Il ne rit plus.

     

    "Non. Il n'y en a pas assez . Mais il n'y a pas ailleurs où aller.

     
     
     

    Allez, viens."

     

    Sa voix est plus douce que quand il m'a dit bonjour.

     
     
     
     
     
     

    "Elle pleure à cause du feu ?"

     

    "Non, elle pleure parce qu'elle a dit aux flics que ton cousin on le connaît pas."

     

    "Pourquoi elle a dit ça ? "

     

    "J'en sais rien.

     

    ... parce qu'elle est conne...

     

    ... Parce qu'elle a eu peur."

     

    Sa voix est plus douce que quand il m'a dit de venir.

     
     

    Elle me voit, et pleure plus fort.

     

    "Arrête de crier."

     

    Je lui dis "arrête de crier" , mais en vrai, elle ne crie pas, elle pleure. C'est juste qu'elle pleure fort. Si je lui disais "arrête de pleurer", je crois que ça lui ferait moins de mal, et qu'elle arrêterait plus vite. Mais après "arrête de crier", je n'ai plus assez de souffle pour que d'autres mots sortent .

     

    " Pourquoi tu l'as faite venir ? Pourquoi ? Pour qu'elle sache que j'ai dit que son cousin on le connaît pas ? Pour que j'ai honte ? Ou pour qu'elle voit ça ? "

     

    Elle désigne le noir du doigt.

     

    "Pourquoi tu l'as pas laissée tranquille, elle ? T'aurais dû la laisser tranquille ! "

     
     

    "Tais-toi. Elle est là parce qu'elle est la seule à avoir une voiture pas embourbée, pour aller chercher ton fils chez les flics."

     

    Elle reste un instant à me fixer, sans expression, comme si elle réfléchissait. Et puis, la raison lui paraît raisonnable, et elle se tait.

     

    Elle se tait, et je l'embrasse.

     

    "Ce n'est rien, que tu aies dit ça. Ce n'est rien. Ne t'en fais pas. Je ne t'en veux pas. Personne ne t'en veut. ça n'a pas d'importance. "

     

    Je l'embrasse comme on embrasse les enfants, et lui parle comme on parle aux enfants.

     

    Les étreintes n'en finissent plus, et je suis tour à tour adulte, et enfant. Je suis adulte quand ce sont elles qui pleurent. Je suis enfant quand ce sont elles qui m'enlacent, et que c'est moi qui tremble.

     
     

    "Il faut que tu y ailles. Tu veux que je vienne avec toi ? "

     

    "Non. C'est bon."

     

    Je lui ai dit non, mais j'aurais dû lui dire oui. Je ne trouve pas les flics. Je tourne et vire, sans les trouver.

    A nouveau, j'appelle.

     

    Gauche. Droite. Droite. Gauche. Je suis les indications comme un petit robot.

     

    Lorsque j'arrive enfin, il est dehors, déjà.

     

    Assis sur le muret du trottoir, à 100 mètres du commissariat.

     

    Je le regarde, et je pense qu'il me paraît plus maigre qu'avant. Maigre, il l'était déjà. Mais là, sur le muret, c'est pire.

     

    Je me gare, et lui souris.

     

    Le sourire qu'il me rend ne sourit pas.

     

    "Bébé !"

     

    ça faisait des siècles qu'on ne m'avait pas appelée bébé...

     

    Il dit "bébé", et il pleure.

     

    Il me pleure dessus.

     

    Son visage est bleu. Bleu, et rose.

    Comme le post-it d'amour que j'ai laissé à mon Maître.

     

    Je passe mes doigts dessus. Je n'ose pas demander.

    Je n'ose pas savoir.

     

    Et pourtant, je sais. Pas besoin de demander, son sourire qui ne me sourit pas m'a tout dit.

     

    J'ai honte. Si honte.

     

    Et j'ai Haine. Si Haine.

     

    Sur le muret, une pierre m'appelle. Je vois mes doigts tremblants la saisir, je sens mon bras la jeter en direction du commissariat. Mais je tremble tellement qu'elle ricoche sur le trottoir, sans atteindre son but. Son bruit, sur le béton, résonne, puis se tait, aussi vite qu'il est né. 

    Je tends la main à nouveau, pour en saisir une autre.

     

    Mais il serre mon poignet entre ses doigts, et ma main n'atteint pas la pierre.

     

    "Arrête bébé. Arrête. Tu vas tout empirer. Laisse tomber."

     

    Je tremble.

     
     

    "Mais c'est dégueulasse. On n'a rien fait. T'as rien fait. C'est dégueulasse."

    Ma voix se meure dans mon dernier "dégueulasse".

     

    "Je sais, mais arrête quand même."

     
     
     
     
     

    "Je peux pas conduire."

    Et c'est vrai, je ne peux pas. Je tremble trop. Si je conduis, on va pas aller droit, entre les lignes.

     

    "C'est pas grave bébé, je vais conduire, moi."

     

    Il conduit, et les lignes vont droit.

    Et je compte.

    Mais chaque fois que j'arrive à deux, ou à trois, un sanglot me monte, et me fait repartir à zéro.

     

    A chaque "zéro", je pense aux bateaux. Aux bateaux... et au sel sur Ses lèvres... Mon Dieu, que les bateaux sont loin... Mon Dieu, que j'ai honte...

     
     
     
     

    "Elles pleurent beaucoup? "

     

    "Oui."

     

    "J'ai pas envie de rentrer. J'ai pas le courage. "

     

    "Elles vont s'inquiéter, si on rentre pas. "

     

    "Je sais, mais j'ai pas le courage, j'te dis."

     
     
     
     
     
     
     

    "Qu'est ce que tu fais ?"

     

    "Tu vois bien, je m'arrête."

     

    "Oui, mais pourquoi ?"

     

    "Je vais chercher du courage.

     

    ...du courage liquide."

     

    Je soupire. Je murmure "N'y vas pas..." et je dis fort "Je t'attends dans la voiture."

     

    La porte se claque ; il n'entend ni mon murmure, ni ma parole.

     
     
     
     
     
     
     
     
     

    "Donne-moi en un peu."

     

    "Moi, je ne boirai jamais." Il fait une petite voix aiguë, et débile, qui imite ma voix d'enfant, qui imite mes paroles du passé.

     

    "Tais-toi. Donne-moi en un peu."

     

    "Non."

     

    "S'il te plaît."

     

    "Non."

     

    "Je t'en supplie."

     

    Il hésite.

     

    "D'accord. Tiens."

     

    Je pense au goût du sel sur Ses lèvres.

    Et je sens le goût du sucre sur le goulot.

     

    Très vite, ma tête me tourne. La voiture tourne. Le petit lac de derrière la station-service, devant nous, devant lequel il a arrêté ma voiture pour se donner du courage liquide avant de rentrer tourne autour de moi, tourne autour de la voiture, tourne autour de tout.

     

    Il rit.

     

    "Pourquoi tu ris ?"

     

    "Je me souviens, avant que tu t'en ailles. "

     

    Je souris. "Tu te souviens de quoi?"

     

    "De quand on faisait l'amour."

     

    Il rit plus fort.

     

    "Tu te rappelles? Dans les champs... "

     

    Je soupire doucement.

     

    "Oui... On faisait l'amour sans s'aimer. C'est ça, qu'on disait, pas vrai ?"

     

    Le lac, et les champs, et la voiture, et les chemins, et la station-service, et les bateaux, et le feu, et la police, et le noir de la taule brûlée tournent autour de moi...

    Nos maisons sont noircies, nos maisons sont effacées, nos maisons s'effacent, noircissent.

     

    "Oui. C'est ça."

     

    "Qu'est ce que tu dis?"

     

    "Je dis que tu as raison. On faisait l'amour sans s'aimer. Et c'était bien."

     

    "Oui."

     

    "Bébé ..."

     

    "Quoi ?"

     

    "J'en peux plus."

     

    "De quoi ?"

     

    "De tout."

     

    Il ne rit plus.

     

    Je passe encore mes doigts sur le bleu, et le rose, de son visage. Je murmure "ça va aller."

     

    "Tu crois?"

     

    "J'en sais rien."

     

    Tout tourne si vite.

     

    Les bateaux, les bateaux...

     
     
     
     
     
     
     
     

    "Laisse-moi sortir."

     

    "Bin sors, c'est ouvert."

     

    Accroupie par terre, je me tiens à l'herbe, mais c'est stupide, parce que l'herbe, elle tourne aussi, sous mes talons.

     

    "Avant, tu riais, après. Tu ne pleurais pas."

     

    "Je sais.

     

    ....  Laisse-moi."

     
     

    Il s'accroupit derrière moi, et me serre contre lui.

    "Laisse-moi."

    Je le repousse, il tombe sur l'herbe, se relève, et s'éloigne.

     
     
     
     
     
     
     

    Quand plus rien n'a tourné autour de nous, c'était presque le soir, déjà.

    On ne s'était plus dit grand chose, depuis que le vert de l'herbe avait tourné sous mes talons.

     
     

    Je l'ai déposé devant la boue, et les caravanes noires. Je l'ai regardé boiter dans l'humide, en pensant qu'il avait bien fait de prendre du courage liquide parce que, en effet, elles allaient pleurer à nouveau, pleurer fort comme si elles criaient, en voyant le bleu et le rose de son visage, le bleu et le rose comme le post-it pour mon Maître.

     

    Mon Maître.... Mon Maître...

     

    j'ai trompé mon Maître.

     
     

    J'ai détourné mon visage de sa boiterie boueuse, et ai remis le contact en route. Je n'ai pas compté les lignes.

     

    J'ai pleuré.

     

    j'ai trompé mon Maître.

     

    Cette phrase se répète en boucle dans ma tête, au rythme des lignes.

     

    j'ai trompé mon Maître. j'ai trompé mon Maître. j'ai trompé mon Maître. j'ai trompé mon Maître.

     
     
     
     
     
     

    Il est assis devant notre porte, et il fume.

     

    Je crois qu'il m'attend. J'ai honte, tellement honte.

    Il me sourit.

     
     
     
     

    Il faudra plus d'une heure, avant qu'il ne me demande.

     

    "ça va, toi ?"

     

    "non."

     

    "Qu'est ce qu'il y a ?"

     

    Je ne peux pas. Je ne peux pas le lui dire. C'est affreux. Comment, comment j'ai pu faire ça ?

     

    "Pourquoi tu trembles ? Arrêtes, arrêtes de trembler.

     

    Parle-moi."

     

    Ses bras frictionnent mes épaules. Tout mon corps tremble, même mes dents qui se cognent à toute allure les unes contre les autres.

    Je n'ai pas envie que son étreinte se desserre, je n'ai pas envie.

     

    "Parle-moi, s'il te plaît."

     
     
     
     
     

    "je t'ai trompé."

     

    " Quoi ?"

     

    Je plisse les yeux, j'ai l'impression qu'il va me lâcher, et me gifler. Je sens déjà la gifle. Je l'attends presque.

     

    Mais il ne me lâche pas.

     

    je ne peux pas le répéter. C'est impossible. Je m'effondre.

    je murmure "pardon... pardon..." , et c'est le seul mot qui peut encore traverser mes lèvres.

     

     
     

    Il me garde serrée contre Lui quand même.

    Je n'ai pas cessé de trembler.

     

    "pardon."

     

    Il m'embrasse sur la joue, redescends le long de ma nuque.

    Comment, comment, j'ai pu faire ça ?

     

    Il me murmure "moi aussi."

     

    Je soupire. "je sais."

     

    Je sanglote contre Lui.

     
     

    Il va me pardonner, il m'a même déjà pardonnée, parce que moi je le pardonne depuis le début, depuis que je l'aime.

    Il est peut-être même soulagé, que je l'ai trompé. Comme ça, il n'est plus le seul.

    Mais moi, je ne me pardonne pas. Moi, je croyais que ça n'arriverait jamais, je voulais que ça n'arrive jamais, je ne peux pas l'accepter.

     

    Je croyais que l'amour que j'ai pour mon Maître était si pur qu'il me protégerait toujours de le trahir en quoique ce soit. Je croyais que, toujours, je serais celle qui pardonne, et lui celui qui punit. Je croyais que ses murs, et son sourire, me protégeraient toujours de tout le reste.

    Que je serais chaque jour à l'attendre, et que, chaque jour, il serait ma seule lumière.

     

    Et je l'ai trompé.

     

    Je l'ai trompé sans réfléchir, je l'ai trompé comme on tombe dans un guet-apens, comme on tombe dans un piège, comme les épis de blé qui ne peuvent avancer que dans un sens dans la paume de la main, comme les escalators qu'on ne peut pas prendre en sens inverse, je l'ai trompé comme on glisse dans la boue, toujours dans le sens de la pente, je l'ai trompé sans rien contrôler, comme les voitures qui glissent sur le verglas de la route, et vont de travers sans qu'on puisse les en empêcher, je l'ai trompé comme le tunnel orange de la trinitrine qui va toujours vers l'arrière, je l'ai trompé comme un petit robot, je l'ai trompé, trompé, trompé.

     
     
     
     
     
     
     

    "Demain, on ira voir les bateaux ?"

     

    "Quoi?"

     

    "Les bateaux, on ira les voir ?"

     

    Il me sourit.

    J'ai arrêté de trembler.

     

    "Si tu veux..."

     

    "Tu n'en as pas envie?"

     

    Je pose mon menton sur son genou...

    Je crois que je n'ai jamais eu envie aussi fort de quelque chose que ce que j'ai envie d'aller voir les bateaux, avec Lui, demain.

     

    "Si. Si, j'en ai envie"

     

    Il me serre plus fort.

     

    Je sens une larme couler lentement le long de ma joue... couler comme les épis de blé qui ne peuvent avancer que dans un sens dans la paume de la main...

     

    J'embrasse son poignet.

     

    "Si Raphaël, j'en ai envie."

     
     
     
     
     

    Les bateaux... Les bateaux...

    Je L'aime tant.

     
     
     
     
     
     
     
     

    pardon.


    1 commentaire



    Suivre le flux RSS des articles
    Suivre le flux RSS des commentaires