• Il regarde par la fenêtre, et son regard est triste, absent.

    Sa tristesse et son absence me touchent au cœur. Mes bras s'entourent autour de sa taille et mon nez vient prendre son air au creux de son épaule.

    "Qu'est ce qu'il y a ?"

    j'ai juste murmuré, parce que je me suis sentie obligée de poser la question, mais que je n'avais pas envie de la poser, parce que je savais que mon Maître n'avait pas envie d'y répondre.

     

    Il se retourne, et me sourit d'un regard fatigué qui trahit pour une fois son âge et que j'ai du mal à soutenir.

     

    "Ce soleil me rend triste Nine. On a si peu profité de l'été ensemble. j'ai l'impression que les jours de l'été nous échappent. Que cet été nous échappe... "

     

    Il y a une telle sincérité, une telle angoisse, dans sa voix, même au moment où il se force à se taire en détournant les yeux, que chaque mot électrise ma peau.

    je sais son amour pour l'été, puisque j'ai le même. je sais sa peur de laisser échapper les jours, puisque j'ai la même. je sais son manque de ma soumission constante qui était notre Hier, puisque j'ai la même.

    je sais la valeur de chacun de Ses mots, puisqu'ils sont si rares.

     

    je sais que je suis en grande partie responsable de son manque et de sa peur, mais je sais aussi qu'Il ne me le reprochera pas, comme je ne lui reproche pas les peurs et les manques qu'Il me donne, comme emballages maladroits de son amour.

     

    je ferme les yeux.

    Des souvenirs de l'été dernier, des souvenirs de chaleur, de clarté, de mon corps tendu et offert dans le soleil me reviennent en mémoire, et je réalise que ces souvenirs là ont plus de valeur que tous les autres.

    Est-ce que c'est parce que j'offrais alors ma soumission, ma nudité, mes soubresauts de douleur, mon souffle court, et mes larmes silencieuses, aux yeux des arbres, aux yeux des oiseaux, aux yeux du soleil, des nuages, aux yeux de la terre claire et des herbes jaunies, aux yeux du Ciel, me réconciliant enfin avec eux, me laissant mettre à nue par eux, dont la douceur ne se tarissait pas à la vue de ma folie, et dont le regard sans jugement nettoyait minute par minute la honte dont je m'étais entourée si longuement pendant tout l'hiver, dans la semi-obscurité où mon Maître me faisait sienne ?

     

    Les larmes me montent aux yeux, parce que je réalise que, même si, cette année, la honte a été moins forte, rien ne l'a nettoyée à la fin de l'hiver, et qu'elle m'entoure toujours, comme une deuxième peau.

     

    "Emmène-moi".

    De murmure, ma voix est devenue silence, mais mon Maître l'a entendue quand même.

     

    je vois ses mains, pour accéder au sac sombre qui contient notre secret, repousser une pile de chemises, une pile de livres, et un pot de peinture, encombrants vestiges du temps qui s'est écoulé entre notre dernier rendez-vous avec le soleil et aujourd'hui, et une joie calme et tiède me prend au cœur.

     

    "Tu vas m'emmener où ?"

    Il me sourit.

    "A la rivière. Au pont cassé. tu te souviens ?"

     

    Son regard a pris la lueur brillante de son sadisme, et l'obscurité bienveillante de sa protection, me faisant trembler des pieds à la tête du désir impatient de retrouver mon Maître.

     

    Si je me souviens ? Bien sûr, que je me souviens... je me souviens de cette grande pente de béton gris aux rebords hauts, enfoncée comme venue de nulle part au milieu des galets et des rochers. je me souviens des crochets qui sont fixés à son extrémité, de chaque côté, juste à l'endroit où l'eau, suivant sa pente frénétiquement, plonge avec violence jusqu'au contrebas. je me souviens du vert fluo des algues dont la croissance est accélérée par l'aubaine de cette petite cascade nourricière, et qui danse, apparaissant et disparaissant sans cesse, dans cette eau furieuse. je me souviens de notre imaginaire, construit autour des deux solides anneaux de fer fixés aux crochets, de notre envie d'essayer de comprendre leur présence, inassouvie, puis de notre volonté commune de leur trouver une seconde vie, une seconde vie où mes doigts se crisperaient de douleur et de désir sur leur arrondi vermoulu.

     

    je me souviens de l'automne, arrivé trop vite, meurtrier de notre volonté, puis du voile d'oubli, formé par les mois, meurtrier de notre imaginaire.

     

    Au moment où mon Maître, debout devant moi, ressert d'un cran le cuir noir de mon collier en me souriant, je me souviens aussi du noir qui, au printemps, a pris la place du vert fluo dans mon esprit, quand je pensais à la rivière.

     
    Le noir sous et sur les yeux des garçons. Le noir sur le visage des enfants que j'aurais eu si mon Maître ne m'avait pas sauvée.
     
    "Elle n'a pas supporté de les voir si turbulents, si joyeux, alors qu'elle a du mal, et... elle était en train de passer la javel... leurs yeux étaient si rouges qu'elle a voulu cacher leur rougeur en leur entourant de noir...tu ne diras rien ? tu jures ? Emmène-les, le temps que je lui parle..."
     
    Ses cheveux - mes cheveux - sont hérissés au-dessus de son visage anguleux, et les cheveux des garçons sont identiques, hérissés, au-dessus de leurs yeux noirs.
     
    "Tu les emmènes où ?"
    "A la rivière."
     
    Tremblante et immobile sur le côté de l'entrée, fixant la voiture qui passe lentement à côté d'elle, la voiture qui emmène ses fils, elle a l'air si vulnérable qu'elle en paraît plus jeune que moi, et si fatiguée qu'elle en paraît plus âgée que ses fils.
     
    Sa fatigue et sa vulnérabilité me font oublier le rouge et le noir autour des yeux des garçons, et je me penche pour embrasser sa joue.
     
    "je ne les ramènerai pas tard."
     
    Elle se moque que je les ramène tard ou non. Tout ce qu'elle avait besoin d'entendre, c'est que je vais les ramener. Sa peur s'évanouit, et laisse place à la résignation. Résignation face à la discussion à venir, à laquelle elle n'échappera pas, et qui la fera pleurer et sangloter d'impuissance.
     
    Dans le silence de la route, je regarde les garçons, par le rétroviseur. Assis côte à côte à l'arrière, ils ressemblent à deux "zombies gothiques" échappés d'un film d'horreur.
    Et j'ai honte.
     
     
    A la rivière, j'essaie d'enlever le noir, mais ça ne part pas. j'étale, et c'est pire. Heureusement que le rouge était parti seul.
    Les garçons rient de ma maladresse, et c'est bon, d'entendre leurs rires.
     
    Ils rient encore pendant longtemps, toute l'après-midi, alors que nos peaux verdissent dans les algues, et le noir finit par partir seul, dans l'eau trouble.
     
    Au moment de partir, il nous faut retraverser la rivière, et les pierres sont glissantes, au milieu du courant.
    Mateo passe le premier, en sautant comme s'il volait, mais le petit reste figé par la peur, au milieu des énormes galets, et commence à pleurer.
     
    Le premier "maman" sort, et je me dis que ce n'est rien. Qu'il suffit de lui donner la main, de la serrer fort dans la mienne, de lui dire que ça ne fait pas peur, et qu'il passera.
     
    Mais d'autres "maman" suivent, le petit tombe accroupi dans les algues, son visage prend un air de désespoir, et ses pleurs se décuplent. Mateo, sur la rive, se moque à grand renfort d'insultes de la peur de son petit frère, qui retire sa main chaque fois que j'essaie de la saisir, et me jetant ses "maman" étouffés de pleurs au nez, comme si je ne valais pas le dixième de ce mot.
    Et il a raison.
    je ne vaux pas le dixième de ce mot.
     
    Ses pleurs se font déchirants dans le bruit continu de l'eau, et chaque "maman" de plus dans sa voix prend un ton plus dramatique que le précédent, faisant monter plus haut en moi mon envie de m'enfuire de là, tout de suite, à toutes jambes, de les abandonner là, et de partir pleurer ailleurs, lâchement.
     
    Au bout d'une minute qui me paraît toute une vie, je saisis enfin le petit à bras le corps, et le pose de l'autre côté, sur la berge, en cessant d'écouter ses pleurs.
     
    Mateo est hilare, le petit, lui, se calme doucement, et lorsqu'il finit  enfin par me donner la main, dans le chemin poussiéreux qui nous ramène au bord de la route, je ravale les larmes qui sont montées en moi au milieu de la rivière et ont failli accompagner les siennes, et je me force à cesser de trembler.
    Sa main dans la mienne, je me surprends, en même temps que je marche, à prier en moi-même, au rythme du chant des cigales.
     
    je prie mon Maître et le ciel.
    je remercie. De toutes mes forces, je remercie.
     
    "Merci mon Maître, merci mon Dieu, de ne pas m'avoir faite mère... Merci."
     
    je pose ma paume libre sur mon ventre et prie pour qu'il reste vide.
    Pour qu'il reste vide, encore assez longtemps.

    je remercie mon Maître et le Ciel ( surtout mon Maître ) grâce auxquels il en est ainsi.

     
     
     

    "ça va ?"

     

    Le temps que mon Maître ouvre le sac, les larmes du petit me sont revenues dans les yeux, et, un instant, la rivière devant moi, m'a semblée noire à nouveau. Et mon Maître ne comprend pas ces larmes, qui me sont venues si vite.

     

    "Oui. C'est simplement que j'avais oubliée qu'elle était si verte, si claire."

    je lui souris.

    Et les larmes sèchent.

     
     
     
     

    Mes poignets et mes chevilles sont reliés entre eux par la chaînette, qui les serre fort l'un contre l'autre. Mon corps est allongé dans le vide, face au ciel, entre les deux anneaux, et toute l'eau de la rivière pèse sur mon ventre, et sur mes seins, qu'elle écarte l'un de l'autre.

    L'eau forme avant de s'évacuer une retenue lourde et écrasante dans le creux de mon ventre, imposant à tous mes muscles de se contracter pour en supporter le poids et la pression.

     

    C'est une pression glaciale, ininterrompue, à laquelle se mêle la danse effrénée des algues, qui s'insinuent partout sur ma peau, dansant à m'en rendre folle sur ma nuque, mes aisselles, mon ventre, mes cuisses...

     

    Le contraste entre la légèreté de la danse des algues, si fines, si chatouilleuses, et la lourdeur implacable de l'eau sur tout mon corps me fait gémir de dépit sous le regard de mon Maître, qui, debout au milieu du courant à côté de moi, l'eau lui arrivant à mi-cuisses, a entouré une main autour de son sexe, que mes gémissements rendent de plus en plus haut.

     

    L'eau fouette mon visage sans relâche, me contraignant à chercher mon air sur les côtés, me volant l'image de mon Maître, me volant ce regard sadique et ravi qui m'excite tant, et je sens, impuissante, mon corps tout entier s'arquer vers le haut pour atténuer le supplice, puis se relâcher, à bout de force, puis s'arquer à nouveau, sous la pression continue de l'eau, comme s'il dansait de plaisir sous le corps de mon Maître.


     

    j'entends, dès que mon visage trouve un peu d'air dans le flot glacial de l'eau, s'échapper de mes lèvres de longs gémissements de désir, de douleur, de plaisir, de fatigue, et de bonheur, alors que mes chevilles et mes poignets sont en train de s'ouvrir, de saigner, par la pénétration des chaînettes tendues dans ma peau, de plus en plus profond.

     

    Soudain, ma jambe droite se détache, et, suivant le courant, sans autre choix, s'écarte violemment du reste de mon corps, et je vois mon Maître se glisser, en luttant contre la force de l'eau, entre mes jambes grandes ouvertes, tendues, que je ne suis plus capable de sentir ni de contrôler à cause du froid et de la pression.

     

    Aussi violemment que l'eau qui fouette ma peau sans relâche depuis bientôt un quart d'heure, il me semble, le sexe de mon Maître s'enfonce en moi, déclenchant un spasme invisible dans tout mon corps.

     

    Le bas de mon corps tente d'accompagner les mouvements de ses reins en moi, mais y parvient peu, tant le supplice que m'impose la force de l'eau devient ingérable.

     

    j'utilise alors les derniers restes de mon énergie pour lutter contre l'eau, lutter contre le courant, et me tendre de toutes mes forces à mon Maître, m'offrir autant que faire ce peu, dans ce chaos d'eau gelée et brutale, dont le caractère inexorable, impitoyable, me rend folle de désir et d'envie.

     

    De longs spasmes de plaisir secouent mon corps de bas en haut, luttant avec bien plus de force que moi contre le vert fluo - le noir ? - de la rivière, laissant échapper de mes yeux des larmes impossibles à retenir, comme si l'eau - le plaisir ? - était entré(e) en trop grande quantité en moi, et avait besoin de ressortir, de s'exprimer, aussitôt effacé(e) par  la violence de la rivière.

     

    A contre-courant, noyée par la colère de l'eau à l'extérieur et par le plaisir de mon Maître à l'intérieur, je me sens libérée comme jamais, nettoyée de toute honte, réofferte à moi-même et à la vie, vivante, à nouveau, et, lorsque les chaînettes sont détachées d'un seul coup par mon Maître et que mon corps nu s'enfonce dans le tumulte de la petite cascade, je remonte à la surface avec la certitude que les eaux sont vertes.

     

    Vertes claires.

     

    Pas noires.

     
     
     

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