• Le retiens-mots

    Je m'éloigne de notre lit, sans faire de bruit, en faisant attention que la porte ne grince pas, et en ne posant pas les talons de mes pieds nus sur le sol.

    Au bas de l'escalier, je prends sur l'étagère le dictionnaire, je me laisse glisser sur la dernière marche, et le pose sur mes genoux. Je tremble.

    Lorsque je l'ouvre, mes yeux s'accrochent immédiatement aux mots. Ils s'accrochent, comme si c'était la première chose qui leur avait été donné de voir depuis des semaines. Ils courent, entre eux, pressés, s'arrêtent sur l'un d'eux, puis reprennent leur course, et mes doigts ne sont pas assez rapides, pour tourner les pages, et les satisfaire avant que je ne me remette à trembler. Mes yeux s'accrochent aux pages, aux mots, et sont soulagés de les y trouver.

    Lorsque je ne tremble plus, mes yeux ne les ont toujours pas laissés. Mais je souris, à présent, je souris lorsqu'ils sont évidents, et je plisse les paupières, lorsqu'ils le sont moins.

    Un bruit en haut de l'escalier me fait sursauter. Je sens chaque parcelle de ma peau se hérisser, je vois mes doigts trembler devant moi. Le dictionnaire, que j'ai déjà refermé, tremble aussi, entre mes doigts. Je le glisse précipitamment sur l'étagère, oubliant de respirer, oubliant de ne pas faire de bruit.

    Le temps s'est figé, en un instant. Un bruit assourdissant s'éparpille tout autour de moi. Un bruit de petits cliquetis, de petits bonds aigus, indisciplinés, un bruit terriblement fin, terriblement interminable. Sur le sol, tout autour de mes pieds nus, des petites perles, minuscules, sautillent dans tous les sens. Elles se cognent sur le sol, et, lorsqu'il n'y a plus de sol, elles ricochent sur les murs, et trouvent encore du sol.

    A mes pieds, un petit sachet de tissu violet pâle, presque transparent, dont le minuscule lien qui le retenait fermé s'est entrouvert, et au fond duquel pas une des perles n'est restée silencieuse.

    La peur m'a fait lâcher le livre, m'a fait lâcher les mots, et il est tombé lourdement à mes pieds; les mots sont en tous sens, les mots n'ont plus de sens.

    Je relève les yeux vers mon Maître, dont le regard est grave. Pas un centimètre de ma peau ne tremble pas, mon cœur est prêt à exploser.

     

    "Qu'est-ce que tu fais ?"

     

    "Je..."

     

    Ma phrase reste sans fin. Je pense à ma promesse. Je pense à ce que j'ai promis à mon Maître, dans une étreinte, et que je n'ai pas respecté. Je pense à ce long sermon pendant lequel j'ai acquiescé sans cesse, et que mon Maître doit croire stérile, en ce moment, en me voyant trembler, au milieu de la nuit, et au milieu des perles.

     

    "Tu as fait un cauchemar ?"

     

    "Non."

     

    Le mensonge m'a prise avant que je n'ai réfléchi. Je mens tant. Je lui mens tant. Je l'aime tant.

     

    Ses doigts pressent mes épaules, et, au bas de l'escalier, je sens mon visage guidé contre Lui. Sa chaleur devrait tiédir mon être, mais je tremble tout autant. Je tremble du mensonge.

     

    Sa main caresse mes cheveux, parcourant patiemment le chemin qui sépare mon visage de ma nuque. Apaisant, encore et encore. Comme on apaise les chiens.

     

    Contre ma peau, son nez est froid, et ses lèvres sont chaudes.

     

    Je ferme les yeux.

    Je murmure "Oui."

    Mais il le savait déjà.

     
     

    "Je croyais qu'on s'était parlés, à propos des cauchemars."

     

    Oui, mon Maître, on s'était parlé. Je sais bien. Et je t'avais promis de ne plus rester seule. Je t'avais promis de ne pas essayer de te cacher mes peurs. Je t'avais promis de m'en remettre à toi, au creux des nuits de peur, je t'avais promis, mais je n'ai pas réussi.

     
     
     

    Il y a peut-être en moi une petite vanité qui me murmure que j'ai toujours survécu seule à toutes les nuits de peur. Une petite vanité qui me murmure que je n'ai pas besoin de Lui pour tout, que je sais m'en sortir. Une petite vanité qui m'achève dans ma solitude et me fait pleurer mon Maître, alors qu'Il est là, juste à côté de moi.

     

    "Je sais, mais...."

     

    Je voudrais lui dire que je suis vaniteuse, et aussi que je suis terrifiée à l'idée d'être entièrement dépendante de Lui, parce que si un jour il me laisse, alors je ne saurai plus m'en sortir.

    Je voudrais Lui dire, aussi, que j'ai peur à chaque seconde de Le déranger, comme j'ai peur à chaque seconde de déranger tout le monde, que je me sens à chaque seconde de trop, que je ne sais jamais si je suis chez Lui, ou chez nous, qu'une barrière invisible que je ne comprends même pas, que je ne saisis même pas, me sépare de Lui, me sépare alors que tout en moi ne réclame que Lui. Je voudrais ... mais je ne sais rien Lui dire.

     

    "... mais tu dormais."

     

    "Et alors ? Mon sommeil est donc si lourd ?"

     

    Il me sourit. Les choses sont toujours si simples, entre Ses lèvres.

     

    "Non."

     

    Il sait, et je sais, qu'Il va me punir. Au milieu de la nuit, dans le silence que rien d'autre que Son souffle, et mon souffle, ne viennent troubler, Il va me punir.

     

    Lorsqu' Il se lève, et s'éloigne, je pense en moi-même que nous sommes deux fous. Que nous sommes deux idiots.

     

    Lorsqu' Il revient, je ne pense plus rien.

     

    "Tends tes mains."

     

    C'est Lui, à présent, qui est assis sur la dernière marche, celle-là même où je tremblais, puis souriais, devant les mots, il y a à peine quelques minutes. Celle-là même devant laquelle je suis à présent à genoux, à genoux... devant Lui.

     

    Mes mains sont sur mes cuisses, et je n'ose pas croiser Son regard.

     

    "Tends tes mains."

     

    Je sens mes paupières se fermer.

    "Non."

     

    Je prie pour qu'Il n'ait pas entendu. Mais Lui, il entend tout. Tout, même ce que je ne dis pas.

     

    Je m'attends, lorsque je relève les yeux, à ce que son regard soit reproche. Reproche à ce "non" qui ne devrait même plus exister dans mon esprit, depuis le temps, mais qui vient pourtant de franchir mes lèvres. Je m'y attends, et pourtant, il n'en est rien. Je crois que son regard est le même que le mien. Je crois que je suis face à un miroir qui me renvoie ce que je pense. Je crois que ses yeux me murmurent, eux-aussi : "Nous sommes deux fous.".

    Il me murmurent : "Nous sommes deux fous, mais tends tes mains quand-même." J'y lis presque un "S'il te plaît, tends-les."

     

    Nos deux êtres sont enfermés dans ces règles dont nous ne sommes plus les Maîtres, nos deux êtres sont terrifiés, face à ce silence qui nous oppresse, nos deux êtres rêvent de se toucher, et pourtant, seule cette règle de métal, entre ses doigts, va me toucher.

     

    Et, bien sûr, face aux murmures de ses yeux, face à la quasi-peur que j'y lis, je vois mes mains se tendre, et se déplier, à un centimètre de la peau de ses cuisses, que je rêve de frôler.

     

    A reculons, les premiers coups tombent. Ils frappent plus fort l'air autour de nous qu'ils ne frappent mes doigts. Plusieurs fois, mes mains se retirent, puis reviennent. Les larmes silencieuses roulent sur mes joues. Je ne pleure pas de douleur. La douleur, il est toujours possible de la nier, toujours possible de la toiser. Je pleure de l'expression sur le visage de mon Maître, au cœur de cette nuit qui nous vole à nous-même, qui ne nous laisse plus le choix. Je pleure de cet air contraint avec lequel il frappe. Je pleure de la culpabilité sur ses traits, lorsque je gémis malgré moi, et qu'il l'entend.

     

    Lorsque mes mains franchissent le centimètre qui les séparaient de ses cuisses, et que le pli de mes doigts rencontre sa peau, les coups cessent.

     

    Je sanglote doucement, mais cette fois-ci, c'est bien de douleur. Cette douleur qui remonte le long de ma peau, interdisant le moindre mouvement à mes mains, les paralysant devant moi.

     

    La règle de métal a quitté Ses doigts. Il me regarde pleurer, attend que le sanglot de douleur passe.

     

    "Qu'est-ce qui t'a réveillé ? Tu me dis ?"

     

    Je murmure "J'ai oublié..." . Ce n'est pas vrai.

     

    "Menteuse."  Ca, c'est vrai.

    "Dis-moi, nine."

     

    Je n'ose pas lever les yeux vers Lui, je n'ose plus rien.

     

    "Mais c'est stupide..."

     

    "Dis-moi."

     

    Je reste silencieuse, encore.

     

    Je vois sa main se tendre vers la règle. Je vois mes mains, à moi, toujours ouvertes entre nous. Mon souffle se coupe. J'utilise l'air qui restait en moi pour chuchoter " J'ai peur de perdre les mots."

     

    Sa main n'a pas pris la règle.

     

    Ma voix s'affole, trop rapide, trop basse, comme de peur d'en dire trop, dans cette nuit qui m'effraie.

     

    "j'ai rêvé que je perdais les mots. J'ai rêvé que je les oubliais. Que je les oubliais, et que j'étais seule. J'ai rêvé que j'étais seule, parce que je ne pouvais plus parler. Je ne pouvais plus parler à toi, et à ceux auxquels je me suis attachée. J'ai rêvé que je ne comprenais plus leurs mots. J'étais si seule, Raphaël, si seule, sans vos mots."

     

    Ma voix se brise, parce que j'ai peur. J'ai peur, parce que ce n'est pas qu'un rêve. Sans les mots, on est seul. Tellement seul. Et les mots ont mis tant de temps à venir. Tant d'années de solitude. Je ne peux pas supporter la solitude. Je suis sûre qu'un jour, je mourrai de solitude. Et si je ne meurs pas de solitude, alors je mourrai de la peur de la solitude. Je mourrai de peur. J'ai peur. J'ai peur. J'ai peur.

     

    Ses bras m'ont serrée contre Lui, et il y fait si chaud que je me demande comment je peux encore y trembler si fort.

     

    "ça n'arrivera pas nine."

     

    "je sais. Mais j'ai eu peur quand même."

     

    Encore et encore, ses lèvres m'embrassent. Je murmure "J'ai peur quand même", et ses baisers redoublent. Longtemps, ses lèvres s'affolent sur ma peau, et je crois qu'elles sont capables d'effacer la peur. Je le crois, parce que je sens mon visage se tendre au sien, et je sens les miennes, les miennes aussi, de lèvres, qui s'affolent contre sa peau.

     

    Lorsque les baisers sont taris, je reste encore de longues minutes dans ses bras. Sa main, à nouveau, m'apaise comme on apaise les chiens.

     

    Entre ses caresses, je regarde en silence les perles, sans rien oser dire.

    Mais à quoi bon se taire, puisqu'il sait tout, avant que je ne le dise ?

     

    "Tu te demandes, pas vrai ? "

     

    Je ne réponds pas. Ma curiosité me fait honte.

     

    "Tu te demandes ce que c'est..."

     

    "Oui."

     

    Il m'écarte un peu de Lui, et je m'assieds à nouveau sur mes talons.

     

    " C'était l' "attrape-rêve" de mon fils, quand il était petit. Tu sais, comme ces objets indiens, trop colorés, qu'on achète sur les marchés."

     

    Je fais oui avec la tête.

     

    "Chaque perle est l'un de ses mauvais rêves."

     

    Je regarde les perles, et mes pensées ne se débloquent pas. Elles restent en moi, ayant du mal à se changer en mots, ayant du mal à exister.

     

    Et puis, d'un seul coup, elles existent. Et ça me paraît Incroyable que j'ai justement fait tomber ce petit sachet de l'étagère où il était glissé juste après un "mauvais rêve", comme dit mon Maître. ça me paraît incroyable, et ça me fascine. Et puis, peu à peu, la fascination s'estompe, parce que je réalise que j'ai cassé quelque chose qui était important.

     

    "Je suis désolée."

     

    Il ne me répond pas, et le remord me gagne.

     

    "Excuse-moi."

     

    Il paraît presque amusé par mon remord. Il me sourit, et répète " C'est pas grave, nine. C'est pas grave."

     

    Il faudrait que mon corps se déplie, pour que mes doigts réunissent les perles, pour réparer. Il faudrait, mais mon esprit n'arrive pas à dire à mon corps de sortir de l'immobilité dans laquelle il s'est enfermé.

     

    Je vois mon Maître se baisser, et ramasser. Et j'en veux à mon esprit. Et j'en veux à mon corps.

     

    Mon Maître saisit le dictionnaire, sur le sol, l'ouvre au hasard, et me sourit.

     

    "compartiment."

    Et mon Maître glisse une perle, dans le sachet.

     

    "Qu'est ce que tu fais ?"

     

    Il me sourit, encore, et me fait signe de me taire.

     

    "corpulence"

    Et à nouveau une perle, dans le sachet.

     

    Je ris doucement.

     

    "Arrête, Raphaël, c'est stupide, je ne suis pas une petite fille."

     

    Il prend un air agacé.

     

    " Tsstss ! tais-toi !"

     

    Il remue une main dans ma direction, comme pour balayer ce qu'il reste du son de ma voix dans l'air.

     

    "correspondre"

    Et la petite perle cliquette contre les autres, au fond du sachet.

     

    Mon Maître arbore devant moi un visage ravi, son sourire s'agrandit à chaque petite perle.

    Et ses lèvres prononcent chaque mot avec une application que je ne lui connais pas.

     

    "corroborer"   

    "corrosif"

    "corsage"

     

    Et le niveau, dans le petit sachet, monte.

    En le regardant, accroupi sur le sol, dans la pâle lumière de la nuit, je pense un instant que personne d'autre que Lui n'aurait pu faire ça, à ce moment, à cette heure, personne d'autre que Lui n'aurait pas trouvé ça grotesque, personne d'autre que Lui. Et je sens l'amour m'envahir si fort que je ne peux pas m'empêcher de sourire...sourire... et sourire encore...

     

    "cosmétique"

    "cotation"

     

    Nos deux rires s'élèvent à présent à chaque mot. Merci, mon Dieu, merci que mon Maître existe. Merci.

     

    "Tu sais, nine, les choses ont le sens et la valeur qu'on leur donne."

     

    Je soupire doucement, et me love contre Lui.

    "Oui."

    Oui...  D' "attrape rêve" , le petit sachet est devenu "retiens-mots". De rien du tout, le petit sachet est devenu quelque chose. Mais ce n'est pas "on" qui leur a donné de la valeur. Ce n'est pas "on", mais mon Maître. Mon Maître, et juste Lui. Je t'aime, Raphaël.

     

    "Fais voir tes mains."

     

    Je les lui tends.

    Il les regarde, les tourne entre les siennes, examine les marques. Je me laisse faire, sans opposer de résistance, même lorsqu'il me fait mal.

     

    "ça va."

     

    Il me tend le petit sachet, et pousse le dictionnaire devant mes genoux.

     

    "Tiens. Je te laisse finir.

    Quand tu auras fini, monte, et on le fermera à deux, d'accord?"

     

    "D'accord."

     

    Je le regarde s'éloigner, monter l'escalier... Il est si beau. Si beau. Si beau.

     

    "côte."

    "coteau."

     

    Ma voix n'est qu'un murmure, qui dérange si peu le silence cotonneux, qui m'entoure.

     

    "côtelé"

    "coter".

     

    Les petites perles cliquettent, et cliquettent, et cliquettent...

     

    "couleuvre"

    "couloir"

     

    .......

     

    A la dernière perle, je soupire de soulagement. Et je souris.

     
     

    A peine à ses côtés, à genoux sur notre lit, je sais à sa respiration qu'il s'est déjà rendormi.

    Je n'ai pas envie de refermer le petit sachet toute seule. Je n'ai pas envie. Mais je n'ose pas le réveiller. Encore...

     

    Dans son sommeil, je vois un sourire se dessiner sur ses lèvres.

     

    Et un murmure : "Mon sommeil est donc si lourd, nine?"

     

    Je ris.

     

    "Non.

    Non...."

     

    Mes doigts, et ses doigts, tire chacun l'une des extrémités du minuscule petit lien violet. Et ré enferment les perles. Et enferment les mots.

     

    "ça va mieux ? "

     

    "oui."

     

    "Alors dors, maintenant, c'est presque le matin déjà, regarde."

     

    Je regarde par la fenêtre, et le rai de lumière encore blanche me surprend.

     
     

    Je me love contre Lui. Mes jambes repliées entre nous deux, mon corps me paraît ridiculement petit, à côté du sien.

    J'ai envie de lui dire merci. Mais il dort déjà, mais il dort encore... Oui, je sais bien, son sommeil n'est pas si lourd... Mais mon merci reste tout de même un murmure. Murmure tiède contre son torse brûlant.

     

    Je serre un peu plus fort le petit sachet contre mon cœur. Et je dors. Et je L'aime.


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