• Le troisième temps de la valse.

    La journée a passé très vite.
    Pour la deuxième fois, je suis rentrée sur le bord du matin, avec un goût sucré sur les lèvres, les yeux endormis, la gorge enrouée, et la peau fraîche.  
    Pour la deuxième fois, je suis rentrée après avoir roulé plus de cinquante kilomètres, juste pour avoir un goût sucré sur les lèvres, les yeux endormis, la gorge enrouée, et la peau fraîche.
    A présent, et après la journée, mes lèvres n'ont plus de goût, mes yeux sont bien ouverts, et ma peau est tiède.
    Et j'ai envie, encore, comme la veille et l'avant-veille, de rouler cinquante kilomètres, pour rejoindre ceux dont les jeunes sont tout en muscles, ceux dont les filles sont rondes, ceux dont les enfants ont la peau sucrée. Envie de rouler pour avoir cette impression d'être jeune, d'être vivante, d'être en mouvement, d'être en couleurs et en 3D sur des rythmes qui soulèvent les cœurs vers le ciel et retirent les esprits des corps.
     
    Je n'en aurais pas envie, si je n'étais pas toute seule. Si je n'étais pas toute seule, je ne penserais pas au sucre, ni à la fraîcheur de la nuit, ni aux cris aigus vers le ciel.
     
    "Tu es inquiète ?"
     
    "Tais-toi."
     
    "Dis-le. Je le sais, que tu es inquiète."
     
    Je relève les yeux vers le miroir, et la croise du regard.
     
    A travers ses yeux, je vois que mon regard est noir.  
    "Tu veux pas t'en aller ?"
     
    Elle a l'air moqueuse. Elle est ravie, la garce. Ravie.
    "T'es sûre, nina ? tu veux que je m'en aille ?"
     
    Je baisse les yeux.  
    "Non. C'est bon, reste."
     
    "T'as peur d'être toute seule, pas vrai ?"
     
    "Mouais."
    Elle fait chier.
     
     
    L'eau froide dans mes mains éclabousse la peau de mon visage.  
     
    "T'as besoin de dormir ?"
     
    "Oui."
     
    "Mais t'es trop fière. Tu préfères aller compter les lignes sur la route, hein ? Parce que toi, la grande nina, tu vaux sans doute mieux que moi, n'est-ce pas ?"
     
    Ta gueule, Mathilde. Ta gueule.
     
    "Tu me réponds plus ? T'es vexée ?"
     
    Elle me guette.  
    T'as envie, que je pleure, pas vrai, garce ? T'as envie.  
    N'y compte pas. Même pas dans tes rêves.  
    Même pas dans tes rêves.
    Oui, je suis plus forte que toi.
     
    "C'est pourtant pas bien compliqué. Ils sont là. Juste là. A 50 cm sur ta droite. T'as qu'à tendre la main, et tu dors. C'est tout. C'est pas si compliqué que tu le crois."
     
     
    Ta gueule.
    Je claque la porte. Elle doit faire la gueule, Mathilde, derrière, toute seule à côté de ses tubes à tourbillons.
    Bien fait.
     
     
    Dommage que je n'aie plus la force de prendre la route.  
     
    Je détaille la pièce. Encore une nuit toute seule ici ? Encore une ?
    Et si je retournais dans la salle de bain, finalement, avec l'autre brune, là, Fantoma, et ses tubes ?
    Elle me prendra la tête, depuis son miroir, la garce. ça c'est certain que je n'y couperai pas. Mais au moins, je ne serai pas toute seule. Et puis, en réalité, elle me fait un peu peine, Fantoma.
     
     
     
    Un petit coin de papier blanc a arrêté mon tour d'horizon. Je le fixe.
    Lorsque que je le saisis entre mon pouce et mon index, et le tire du dessous de la mousse du clic clac où il s'était caché, j'oublie Mathilde, j'oublie que je suis toute seule, et un grand sourire me prend, des pieds à la tête. Un grand sourire avec une nuque, des bras, et des lèvres tièdes.
     
     
    - froid.
    - faim.
    - besoin d'amour.
     
     
    et une chaussure.
     
    - Soumission

     
    C'est l'écriture un peu en italique, avec les lettres très serrées les unes contre les autres, et beaucoup d'espace entre les mots, de mon Maître.
     
    "Soumission" est d'une autre couleur.
    C'est parce que le mot a été rajouté après.
     
    Je ne peux plus m'empêcher de sourire, en relisant la liste, tout doucement.
     
    Je me souviens si bien, de ce soir là.
     
     
    J'étais si essoufflée que j'oubliais de respirer un coup sur deux.
    A peine la sonnette actionnée, je regrettais déjà. Un coup d'œil à ma montre, il était minuit trois quarts. Un coup d'œil à mes mains, je tremblais comme une feuille.  
     
    Il a ouvert, et il m'a souri.
    Sans rien dire sur l'heure.
     
    Sa seule question, ça a été : "Qu'est ce que tu as fait de ta chaussure ?"
     
    J'ai baissé les yeux vers mes pieds, et ai réalisé que mon pied droit était nu. La honte m'a fait monter les larmes aux yeux, et j'aurais voulu pouvoir repartir comme j'étais venue.
    J'ai entrouvert les lèvres pour essayer de trouver un mensonge à lui dire, et je n'en ai pas trouvé.
     
    Il a attendu que je reprenne mon souffle, il espérait sûrement que je lui expliquerais, après. Et puis, vers une heure, il s'est résigné à ne pas savoir, pour la première fois.
     
    "Tu as besoin d'argent ?"
     
    "Non."
     
    "Tu as besoin de quoi ?"
     
    Là encore, j'ai entrouvert les lèvres, et je n'ai pas osé lui dire.
    Et puis, j'ai croisé ses yeux, et c'est sorti tout seul.
     
    "J'ai froid. J'ai faim. Et j'ai besoin d'amour."
     
    Il a ri.  
    Il est si beau, quand il rit.
     
    Il m'a emballé dans sa veste polaire, il a pris un air de serveur dans les grands restaurants, a pris son petit calepin des courses entre ses doigts, un stylo bille, il s'est redressé, et, d'une voix grave, il a répété :
     
    "Bien, bien, bien : froid... faim... besoin d'amour... "
     
    Il notait, sous forme de liste, avec un air sérieux, et le sourire au coin des lèvres. Mon Dieu qu'il était beau.
    Il a ri, et il a rajouté, presque pour lui-même : "et une chaussure."  
    J'ai rougi.
     
    J'étais assise sur son clic clac, il était debout devant moi. Il m'impressionnait tellement. Je l'aimais tellement, déjà.
     
    Il fixait sa liste avec un air d'avocat prêt à rendre son verdict. Même si ce sont les juges, qui rendent les verdicts, lui, il avait l'air d'un avocat.
     
    "ça me paraît gérable."
     
    A mon tour, j'ai souri. Une heure avant, en courant dans la rue, il m'aurait semblé impossible de sourire cette nuit là.  
     
    "Qu'est ce qui te paraît gérable ?"
     
    "Je crois que je vais pouvoir t'adopter."
     
    J'ai ri aux éclats. J'avais 17 ans. Je n'avais plus besoin d'être adoptée. Et pourtant, que cette idée me séduisait. Que cette idée me soulageait.
    Je n'ai pas dit non.
     
    "Seulement... pour ça...il y a une condition..."
     
    Je me suis tendue, une fraction de seconde.  
    Puis, je lui ai souri, j'ai repoussé sa polaire, et j'ai passé les mains sous mon haut, pour le retirer.
     
    Il a retenu mon geste.  
     
    "Non. C'est pas ça nine. C'est pas ça. La condition, c'est juste que tu restes, un peu."
     
    Il a réentouré la polaire autour de moi, et a posé ses lèvres sur mon front. J'ai tremblé.
     
    Quand il a quitté la pièce, j'ai vu son sourire, juste avant qu'il n'éteigne la lumière derrière Lui, et j'ai senti une chaleur m'entourer, que j'avais oubliée.
    Je savais qu'il allait s'occuper de moi, je savais qu'il allait m'aimer. J'avais confiance. Parce qu'il m'avait appelée Nine, parce qu'il avait relevé la polaire sur mes seins, parce qu'il s'était tenu droit en faisant le serveur d'une voix grave, et en notant la liste, parce qu'il avait posé un baiser sur mon front. J'ai souri, avec la certitude qu'il allait m'aimer.
     
    Et, pour la première fois depuis des mois, j'ai Bien dormi.
     
     
    La liste est restée assez longtemps à passer d'un meuble à l'autre pour qu'il ait le temps d'y ajouter, un soir, des mois après, avec un sourire vers moi, "soumission", d'une autre couleur.
     
    Là encore, ce soir-là, j'ai Bien dormi, pour la première fois, depuis des semaines.
     
    Et les mois ont passé. Et la liste s'est perdue.
    Dans la mousse du clic clac.
     
     
    Et elle me fait sourire, ce soir, comme elle m'a faite sourire le premier soir.
     
    Je reste longtemps à la fixer. J'ai envie d'y ajouter un tiret, mais ce n'est pas moi, qui rajoute les tirets, normalement. C'est mon Maître.
     
    Je me dis tout de même que si j'y ajoute un tiret au crayon de bois, c'est sans doute moins grave.
    Mais je ne sais pas ce que je veux y rajouter.
    Ou plutôt si, mais ça y est déjà.
     
    Mon crayon hésite un moment, puis, il trace une flèche, qui part de "Besoin d'Amour", et mène au bas du papier. Il marque "Re". Il rajoute un tiret devant. Et un " + ", entre parenthèses, derrière.
     
    Je souris. Je crois qu'il ne va pas comprendre.
     
    J'ai sommeil.
     
     
     
     
     
    "Re +."
     
    La porte de la salle de bain danse devant moi.  
     
    "ça veut dire quoi, Re +, nine?"
     
    Je m'entends marmonner : "C'est pas Re +, c'est Re différent."
     
    J'ai parlé avant de réaliser. De réaliser qu'Il était rentré. Lorsque je le réalise, je me réveille, enfin, et lui souris. Mon cœur bat si vite qu'il va exploser. Il va exploser de bonheur.
     
    "Différent comment ?"
     
    "Je sais pas."
     
    Il hausse les épaules.
     
     
     
     
    "ça a été ?"
    "Oui. Tu m'as manqué."
     
     
     
     
    "Je t'aime."
    Je serre les poings.
    "Raphaël, je t'aime."
     
    Il me sourit. Il est si beau.
    "Tu as entendu ? Je t'aime."
     
    "Tu es un ange." Il m'embrasse.
     
    "Tu vois, c'est pour ça, que c'est Re différent. Tu comprends ?"
     
    "J'en ai bien peur."
     
    Il prend une mine telle qu'il paraît que toute la misère du monde vient de lui tomber sur les épaules.
    "Il fallait bien que je m'en doute, que ça arriverait."
     
    Mon tiret le rend triste. Mon tiret lui fait peur. Mon tiret me le vole. J'essaie de le défendre, ce tiret, mais je crois que c'est peine perdue d'avance.
     
    " C'est si terrible ?"
     
    "Oui. ça l'est."
     
    J'ai peur, d'un coup, et je voudrais n'avoir pas écrit ça.  
    Parce que je préfère avoir l'amour qui était écrit en noir en haut sur la liste, plutôt que pas d'amour du tout.
     
    "Pourquoi est-ce que tu ne peux pas te contenter des choses telles qu'elles sont ? Tu es donc si pressée, que ça parte en couille ? Tu es si pressée, nina?"
     
    Il me secoue, mais il y a plus de désarroi dans son geste que de violence, et je me laisse secouer.
     
    "Pourquoi ça partirait en c..."
     
    "Tais-toi."
    Il tend sa main vers la porte.
     
    "Ne pars pas."
     
    La porte a déjà claqué.
     
     
     
     
    Je sanglote.
     
    Je gomme " Re (+) ". J'avais bien fait, de l'écrire au crayon à papier.
     
     
     
    Mathilde me regarde avec un air grave, mais elle n'est plus moqueuse. Je l'appelle à l'aide du regard, à travers ses yeux, même si ce qui arrive est un peu de sa faute.
     
    J'entends la porte d'entrée s'ouvrir. Combien de temps a passé ? Je ne sais pas. Je suis restée avec Mathilde.  
    J'entends les pas de mon Maître. J'ai tellement envie de pouvoir le regarder, mais je reste avec Mathilde, dans la salle de bain. Et puis, il y a cette porte, qui est fermée.
     
    Lorsque j'entends ses pas qui s'éloignent, je sors.
     
     
     
    La petite liste est au milieu de la table.  
     
    Au crayon de bois, d'une écriture un peu en italique, avec les lettres très serrées les unes contre les autres, et beaucoup d'espace entre les mots, il est inscrit :  
     
    - RE +         OK.
     
    Je souris. Une chaleur que je n'ai jamais connue avant m'entoure. Mes joues sont trempées. Je relis, plusieurs fois : Re +   ok.
     
    J'ouvre la porte de la chambre, et je vois, dans la lumière rouge du réveil matin, son sourire, qui me regarde. C'est un sourire à la fois complice et heureux, et inquiet.
     
     
    J'ai envie de le rejoindre, mais avant, il faut, il faut, que j'aille dire à Mathilde que je suis plus forte qu'elle, et que les choses ne se passeront pas comme elles se sont passées pour elle, et que c'est mon histoire, et que je vais la rendre différente, et que.... Il faut que j'aille le lui dire.
     
    Je me hâte vers la salle de bain, j'ouvre la porte, je souris, j'entrouvre les lèvres, pour lui dire, et.... et je ne vois que mon reflet, dans le miroir.
     
    Je reste un instant à la chercher, mes poings sont serrés, je suis prête à répondre à ses sarcasmes, je suis prête à me battre, je suis prête.
     
    Mais elle n'est plus là.  
    Peut-être qu'elle était trop triste.
    Ou peut-être qu'elle est contente.
     
    Je prends les tubes à la droite du miroir, et les fais tomber dans la poubelle.  
    Je referme tout doucement la porte derrière moi.
     
    Je jette à nouveau un coup d'œil à la liste en passant, pour être sûre.  
    Elle est écrite en noir, puis en bleu, puis au crayon à papier.
     
     
    Et je vais retrouver le sourire rouge.
     
    Je m'y love. C'est un sourire avec une nuque, des bras, et des lèvres tièdes.
     
    Je m'y love, et, pour la première fois depuis des jours ( ou peut-être des mois ) , je dors Bien.


  • Commentaires

    1
    Lundi 5 Mai 2008 à 17:59
    love
    Se lover quel joli mot. Quel joli texte tu as écrit là. Que de passions dans vos coeurs. Dors bien, Nine, dans des bras solides, chauds et aimés, tu l'as bien mérité.
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