• Les lumières de la grande roue de Tournai

    J'étais rassurée, parce que c'était carré.

    Notre lit était fait au carré, pour le soir à venir où je n'y serais pas, le frigo était plein au carré, et mon sac était fait au carré.

    C'est devenu tout rond, quand il m'a dit au revoir. Tout rond de ses yeux tout ronds qui avaient l'air inquiets, tout rond de mes larmes toutes rondes qui arrondissaient le carré du lit, du frigo, et de mon sac, sur le milieu de mon champ de vision. Tout rond de chagrin, de ce genre de chagrin qui nous ramène à l'état d'enfant, et nous fait un nez tout rond et tout pourpre, et des lèvres toutes fines, et toutes pâles.

    Tout rond de tristesse et d'un petit peu de peur.

     

    C'était quand même carré, puisqu'il avait l'air inquiet.

     

    Briançon. Encore plus carré.

    Une montagne magnifique, mais dont j'ai du mal à profiter, parce qu'Il me manque.

    Des oisifs bavards, mais avec lesquels je n'arrive pas à parler, parce qu'Il me manque.

    4 jours minimum. Une semaine maximum.

    D'accord. Mais dépêchez-vous, s'il vous plaît. Dépêchez-vous. On désintoxique. On réintoxique avec autre chose. Il faut que ça tourne. Au carré. Vite. Vite. Il me manque. Votre calme m'énerve, et pourtant je vous sourie.

    "C'est remboursé par la sécu, profite. Reste la semaine."

     

    Elle me sourie.

    "Bien sûr."

    Bien sûr. Mais qu'est ce que je raconte ?

    Désintoxiquez, s'il vous plaît !!! Désintoxiquez, que ça bouge, et que je reprenne la route du Sud.

     

    Un sourire enchanteur. Un Ange. Un Ange parmi les Anges en blouse blanche, à la peau pâle et aux cheveux grisonnants.

    Il a dit plein de choses, mais je n'ai rien écouté. je culpabilise un peu, de n'avoir rien écouté. Il a dit : "Liberté!" C'est tout ce que j'ai entendu, tout ce que j'ai retenu. Liberté ! Liberté ! J'ai envie de sauter au plafond, mais le plafond est bas, et il a l'air sérieux, et ça ferait tâche dans le Blanc de son auréole, à l'Ange.

    Je dis oui à tout. Oui, je ferai attention. Oui. Oui. Promis. Je lui souris. J'ai envie de l'embrasser, mon Ange désintoxiqueur.

     

    5 jours. Je m'en sors bien. 5 jours.

     

    "Un appel pour toi."

     

    Même elle, avec sa Sécu, je lui souris. Je lui souris, et je l'aime, parce que Liberté. Je prends le combiné. C'est mon Maître, j'en suis persuadée. Il sait. Il l'a senti. Ce sont les Anges, qui lui ont dit. Liberté.

     

    Le combiné m'a glissé des mains. Il s'est cogné contre le mur. Miss Sécu a un air réprobateur.

     

    Je ne me souviens même plus que j'ai un Maître. Je ne me souviens même plus que Liberté. Je ne me souviens même plus que je n'ai pas eu une semaine à tirer, mais seulement 5 jours, et que ça m'a rendu heureuse.

     

    Je roule vers le Nord. Les reliefs s'estompent. Les champs sont verts et marrons, et tellement plats, à présent. Tellement plats. A perte d'horizon. Et les arbres sont si serrés. Si serrés.

     

    Je roule aussi vite que je peux. Ce n'est pas si vite que ça. Le volant tremble si je dépasse les 120. Mon cœur tremble dès que je dépasse les 120.

     
     

    La nuit tombe. Je me perds. Je me retrouve. Je me reperds.

     

    Une porte close. Une porte de ces hôtels où il y a les portes en ligne sur les terrasses qui font tout le long, avec une rambarde blanche dessus et grise dessous.

     

    Je ne parle pas fort. Ce n'est pas la peine. J'ai fait le code, du bout des doigts, sur la surface grise du plastique de la porte. Le code, et la porte qui était close aux autres s'ouvre.

    Est-ce que je suis heureuse, qu'elle s'ouvre? Ou est-ce que c'est trop de responsabilités? Je suis soulagée, et j'ai peur, parce que la porte s'est ouverte.

     

    La porte s'ouvre grâce au code, et j'ai eu raison d'avoir peur.

    Poisson crevé.

    Minutes poisson crevé de sa bouche qui s'ouvre et se referme sous des yeux écarquillés collés qui foncent de l'un à l'autre de mes yeux à moi comme si mon visage était plus large que la moyenne. Comme si c'était trop loin, pour les regarder tous les deux en même temps.

                           

    Je fixe les carreaux de sa chemise. Si mes yeux à moi sont trop loin, alors les siens sont trop hauts. Et puis, je ne suis pas poissonnière. Je n'ai jamais été poissonnière. Je ne suis pas capable de regarder les poissons crever. Je n'ai pas assez de courage. Je voudrais pouvoir me défiler.

    Pouvoir me défiler.

    Comme un poisson filant.

    Qui ne veut pas crever.

     

    Je ne suis pas fière d'avoir tellement envie de me défiler.

     

    Je parle d'après pour ne pas parler de maintenant. Je parle d'après pour faire semblant de sourire un petit peu.

    Je parle de Tournai, et de la Belgique, et de la frontière, et de la grande roue, et des pavés glissants, et de l'immense tour où les cloches chantent. J'arrive même à sourire aux carreaux de sa chemise.

    "C'était si beau, Tournai, tu te rappelles?"

     

    "Non."

    Poisson crevé.

    Poisson filant.

     
     

    Une deuxième fois, il faut parler de maintenant. Sur la route. Avec les roues qui tournent sous moi. Comme la roue de Tournai. Si je lâche le combiné du téléphone, le fil va s'entourer autour de la roue, et m'entraîner, et je vais passer dessous, et je vais tourner. Comme la roue de Tournai. Mais y'a pas de combiné. Et je suis pas au téléphone.

     

    "Il a repris après la pause. C'était une longue pause. Il a passé la marche avant au lieu de la marche arrière. Il a avancé. Ca a fait un boucan du tonnerre. On l'a sorti de justesse. Il ne s'en est pas rendu compte, sur le coup.

    Il va garder son permis. Parce qu'ils n'ont pas porté plainte. Ils l'ont protégé. Mais pas son camion. Et il faudra qu'il recherche un travail. Ca aurait pu être pire. Ca aurait pu être pire..."

     

    Je n'écoute plus. Je suis fatiguée. Epuisée. Je veux aller sous la roue avec le fil du combiné. Je vais aller sous la roue avec le fil du combiné.

     

    "Il va avoir besoin de toi. On a trouvé un endroit, au dessus de nous. Pour le début. Pour le début."

     

    Combien de temps ça dure, le début ? Combien de temps ? Cinq jours ? C'est ce que j'avais tenu avant le sourire enchanteur de l'Ange.

     

    De la cabine téléphonique, je lève la tête vers le milieu de la façade de l'immeuble, et je regarde la fenêtre, et le rideau, qui ne bouge pas.

     

    Je l'ai sorti d'une porte pour qu'il aille derrière une autre porte.

    Le rideau ressemble à la robe d'une femme. Une femme. Le camion ressemblait à une femme.

    Il sanglote.

     

    Je pense à ce qu'ils ont dit : "Il faudra qu'il recherche un travail."

     

    Un travail... Mais qui voudra d'un poisson crevé ? Qui, à part quelqu'un qui connaissait le poisson avant, avec ses yeux normaux ?

    Je sanglote.

     

    "Qu'est ce que je vais faire, maintenant ?"

     

    La route, les roues, les panneaux, les hôtels, poisson filant. C'était une femme.

     

    Je n'ai pas de réponse. Pas de réponse.

    C'est moi, poisson crevé, maintenant. Moi aussi.

    C'était une femme.

     

    Dans la cabine téléphonique, je perds le Nord. La roue tourne si vite. Si vite dans les nuages.

     

    "Reviens. Il faut que tu reviennes."

     

    Il a peur. Mon Maître a peur. Il me parle de ses fantômes. Non. Il ne m'en parle pas. Il les suggère. Il me les tremble à l'oreille. Et le tremblement se faufile dans tout le reste de mon corps. C'est si pressé, que je revienne. Si pressé. Sinon, les fantômes vont me le manger, et je vais le perdre, mon Maître.

    Mais le rideau ne bouge pas, à la fenêtre.

     

    Les lumières jaunes de la grande roue se fissurent en deux, les deux morceaux se croisent, et elle va s'effondrer sur les façades des immeubles.

    Je vais tomber.

    Je vais tomber.

     
     

    Je fais un au revoir qui ne ressemble à rien. Un à bientôt qui ne sonne pas clair. Mes lèvres ne se rappellent pas comment articuler. Moi qui aime tant faire de jolis au revoir à bientôt. Faire de jolis au revoir à bientôt carrés pour me sentir forte jusqu'au bientôt.

    Je fais un au revoir qui ne ressemble à rien.

     
     
     

    "ça a été long."

     

    "je sais."

     

    "tu me dis ?"

     

    "non."

     

    je ne peux pas. j'ai honte. j'ai peur du futur et de ce qui m'attend. j'ai peur de la limite si ténue entre Filant et Crevé.

     

    "tu vas repartir?"

     

    "je ne sais pas."

     

    je ne sais pas, même si Tu transpires le fantôme, mon Maître.

     

    C'est si rond, le vide. Si rond.

     
     
     

    Deux mots.

    Ha bajado.
     

    Il est descendu. C'est si peu, et c'est tellement. Il ne sait même pas que je suis en train de remercier le ciel pour lui. Merci, mon Dieu. Ha bajado. Ha bajado. Je souris aux nuages en relisant les mots. C'est si peu, mais c'est tant déjà. Merci. Je joins mes mains de chaque côté de mon nez, et le contact froid de mes doigts sur mes joues me réveille de la roue.

    Ha bajado. Mes doigts remontent vers mes yeux, qu'ils frottent vers l'extérieur, pour les désarrondir, pour les déséloigner, pour en retirer Crevé, et Filant.

     

    Les deux mots sont arrivés à 5H15. Je ne les avais pas vu. J'ai maintenant 5H15 en plus des deux mots. Je l'imagine. Il a choisi le moment où les autres dormaient encore. Juste avant qu'ils se réveillent. Il s'est doute réenfermé derrière une des portes d'en bas. Mais il est descendu. Et c'est un peu moins vide. Gracias Dios Mio. Gracias.

     
     
     

    "Raphaël ?"

     

    Il me sourit.

     

    "Non, rien."

     

    Rien. Rien je T'aime. Je T'aime je T'aime je T'aime mon Raphaël, mon Maître, je T'aime tellement, je T'aime.

     
     

    Il frappe et je remercie. Il frappe et je revis.

     

    Le souffle qui s'échappe de mes lèvres à chacun de mes cris éteint une à une les lumières de Tournai.

    Chaque marque sur ma peau qui me rend à Lui assombrit la grande roue.

     
     
     

    Il fait noir à présent.

    Il fait noir, et je suis Soumise.

     

    Noir, et mon corps rougi et essoufflé se laisse aller contre le sien.

    Il fait noir, et il fait si clair. Si clair dans mon âme.

    Si clair, et je suis Soumise.

     

    C'est si bon, que la clarté pâle de mon Maître efface pour quelques temps les lumières jaunes de la grande roue de Tournai.

     

  • Commentaires

    1
    little flower
    Samedi 24 Mai 2008 à 13:55
    très chouette
    un style magnifique, merci beaucoup pour ce moment :-) ...
    • Nom / Pseudo :

      E-mail (facultatif) :

      Site Web (facultatif) :

      Commentaire :


    2
    Mardi 27 Mai 2008 à 02:11
    Nine
    .. Je ne sais quoi te dire.. J'espère que tu vas bien.. j'espère que tu vas mieux.. Tes mots manquaient ici.. toi et tes mots.. Vous me chavirés toujours.. Je t'embrasse Nine, tendrement.. Caelia
    3
    Mardi 10 Juin 2008 à 20:35
    que de long écrit
    mine. Je voi que tu es de Belgique aussi . Si je connais Tournai ? Oh que oui j'y vais couramment y faire des courses "bastion" Moi j'habite à 35 kl de là vers Bruxelles . DEVINE ?
    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :