• je me suis endormie avec des tommettes rouges, une grande cour en gravier, un escalier bruyant du bruit de mes talons, deux petites lucarnes ensoleillées, et l'éternel regard éteint de mon Maître dans la tête.

    je me suis revue sourire, en mettant une énergie aiguë, que je n'ai plus trop en réalité, dans ma voix, en lui faisant imaginer chaque recoin de cet énième endroit où je l'ai traîné différemment de ce qu'il l'était, en faisant des mouvements exagérément accentués et optimistes, inutiles, surtout, avec mes avants-bras et mes mains, et me cogner, encore, à un immobilisme qui me gèle, et nous laisse dans une situation où l'avenir m'inquiète, chaque jour un peu plus.

    je me suis endormie en me serrant fort contre son corps, espérant qu'il bondisse, d'un seul coup, qu'il renonce à s'endormir, qu'il me réveille avec le sourire qu'il avait avant qu'on ne commence à regarder la vérité en face, et qu'il se mette à imaginer les choses comme je les imagine, me boostant, fort, comme avant, me propulsant au-dessus de moi-même, faisant de l'impossible un possible, et du noir la lumière.

    Mais j'ai senti sa respiration ralentir, et ses bras autour de moi se desserrer, et j'ai arrêté d'espérer. je crois que j'avais trop espéré en trop peu de temps, et il arrive un moment où trop d'espoir tue l'espoir.

    je me suis réveillée au milieu de la nuit, et j'ai tout de suite entendu le bruit. j'ai vu là-haut se rapprocher, essayer de m'écraser, dans la faible lumière du lampadaire qui baignait la pièce. Comme si le plafond s'aplatissait sur moi pour m'étouffer.

    "nine, arrête de trembler, sinon tu vas à ta place."

    j'ai réalisé que je tremblais si fort que même mes dents tremblaient à l'intérieur de ma bouche. je me suis forcée à me contracter toute entière pour faire cesser les tremblements, parce que, même s'il l'avait dit en souriant ( j'avais entendu son sourire dans l'intonation de sa voix ) , je craignais sa menace. Ma "place" fait sans doute partie de ce que je redoute le plus de ma soumission d'avant, et j'aurais souffert de devoir faire marche arrière sur ce point.

    j'ai quand même tremblé un peu, à nouveau, quand le bruit a repris.

    "nine, c'est juste une souris. Une toute petite souris. Les petites bêtes n'ont jamais mangé les grosses."

    Ce n'est pas une souris. Les souris ne font pas tant de bruit.

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    "je voudrais que l'on puisse dormir dehors, comme on l'avait fait cet été, la nuit où il avait fait si chaud. Tu te souviens ? je voudrais tellement que l'on puisse encore."

    je sens sa poitrine se secouer doucement contre la mienne.

    "Pourquoi tu ris ?"

    "Parce que je suis sûr que, même si on dormait dehors, tu serais encore capable d'avoir peur du ciel, ou des étoiles."

    je ferme fort les yeux, pour ne plus voir ce plafond. j'ai un peu honte.

    "Ce n'est pas vrai."

    Puis, dans un murmure " Et puis d'ailleurs, ce n'est pas une souris."

     

    Il m'a entendu. Bougonner ne sert à rien. Il entend tout. Et tant mieux.

    "Qu'est ce que c'est, alors, Sherlock Holmes ?"

     

    je ris doucement.

    "Si tu savais..."

     

    Il allume la lumière, et je plisse les yeux.

    Il se redresse.

    j'aurais préféré qu'il se redresse comme ça, aussi vite, hier soir, quand je pensais encore aux tommettes et aux deux petites fenêtres.

    "Dis-moi."

     

    A mon tour, je me redresse. je sais bien que c'est n'importe quoi mais ça me semble moins grave de dire n'importe quoi la nuit que le jour.

    "Eh bien... il y a deux solutions..."

     

    Il fait mine de mettre ses lunettes. je n'ose plus le regarder, et j'ai encore plus honte.

    "Non, laisse tomber... Ce n'est rien... Il faut qu'on dorme. Demain, il y a le travail."

     

    "Non. Continue."

    Sa voix ne laisse pas d'autre alternative.

     

    "Bin... C'est soit le fantôme de Mathilde qui m'en veut, parce que..."

    Il me coupe sans me laisser finir.

    "Impossible. Mathilde n'est pas morte. Pas de fantôme sans morte."

    je ris doucement. Ce n'est pas drôle, mais c'est la façon dont il l'a dit, avec ses lunettes. Il paraît si... différent. On dirait un acteur.

    "Alors... deuxième solution ?"

     

    Là, ça se corse. Déjà, c'est un fantôme, ça, c'est certain. Même si c'est ridicule, c'en est un.

    "C'est le fantôme d'une femme, en tout cas. Et puis, il y a une baignoire, ou une bassine, avec de l'eau plate dedans, là-haut. Il y a forcément quelque chose."

    je cache mon visage dans mes mains. j'ai parlé sans réfléchir, parce que, il y a moins de deux minutes, je dormais encore, et j'aurais mieux fait de me taire.

    "je suis ridicule... Excuse-moi. Rendors-toi, je promets de ne plus trembler."

     

    Lorsque j'ose enfin réapparaître, il me fixe.

    "Bon. Donc, c'est une souris. On est d'accord ?"

    Ouf... Sauvée...Une souris, oui. Sans doute possible.

    "Oui."

     

    je m'endors en pensant que, pourtant, lorsque je passe l'aspirateur, il retombe aussitôt les petits morceaux sur le sol, et que Raphaël dit qu'ils tombent de là-haut. S'il n'y a rien là-haut, qu'est ce qui tombe de là-haut ? Et d'ailleurs, comment ça tombe, puisqu'il n'y a pas de trous ?

     

    je m'endors en pensant que les petits morceaux, ce n'est rien. Que là-haut, c'est bien plus grave que ça. Que c'est quelque chose d'impalpable. Quelque chose d'impalpable, qui matérialise la même chose que lorsque j'arrête de manger.

      

    Le soleil baigne la pièce presque jusqu'au couloir. j'ai mis la commode sous l'ouverture, et l'échelle sur la commode.

    "Vas-y. N'aies pas peur, je tiens tout."

    je n'ai pas peur que l'échelle tombe de la commode, j'ai peur d'y monter, c'est tout.

    j'ai le poing fermé sur les petits sachets roses que j'ai récupérés à la mairie, et leur odeur piquante me donne un scrupule silencieux, pour les souris.

     

    "tu lances bien loin, hein, aussi loin que tu peux. Oui ?"

     

    "Oui, oui. Promis."

     

    "Il est allé loin, celui-ci ?"

     

    "Oh, oui. Très loin. Tout au fond là-bas."

     

    "nine..."

     

    "Quoi ?"

     

    "tu as les yeux fermés. tu oublies de les réouvrir un coup sur deux, quand tu me tends la main pour prendre les sachets."

     

    je sens le rose, comme celui du poison, me monter aux joues. j'ai honte de fermer les yeux, et j'ai honte de mentir à mon Maître.

     

    "Pardon Raphaël. Mais j'ai trop peur. je ne peux pas ouvrir les yeux, j'ai trop peur."

     

    "Non. C'est moi qui te demande pardon, nine."

     

    "Pour quoi ?"

     

    "Pour ça."

     

    je sens ses mains enserrer ma taille, et sa force me soulever. Mes pieds quittent le barreau de l'échelle, et je pousse un petit cri de surprise.

    "Arrête. je vais tomber. Qu'est ce que..."

     

    je ne parviens pas à finir ma phrase. Mes doigts et mes fesses sont en appui sur le bois ouvert, et la peur me fige. j'essaie de dire non, mais je ne peux plus parler, ni regarder.

    j'entends l'ouverture des combles se refermer derrière moi, si vite. Mes doigts palpent cette issue qui n'est plus, et ma voix ne parvient pas à appeler.

     

    je sens mes jambes se replier contre moi, mon visage s'enfouir dans mes genoux, mes bras se serrer autour de mes mollets. je suis une boule. Une boule tremblante qui ne peut plus réagir.

    je voudrais crier, supplier, appeler, mais je ne peux plus.

     

    Il n'y a pas un bruit autour de moi, et le temps s'est figé. je ne suis plus rien d'autre que peur.

    Peur, et c'est tout. je donnerais tout pour cesser de respirer maintenant.

     

    je n'entends pas un son. Ni venant d'autour de moi, ni d'en bas. Dans ma tête, je recommence tout doucement à réussir à penser. je suis "là-haut". Là-haut, là où il y a fantôme, bassine, bruit, morceaux, et impalpable. Il me semble que, si j'étais en train de penser que j'étais morte, ça ne me terrifierait pas davantage.

     

    Sans doute parce que c'est la dernière chose qui a occupé mon esprit avant d'être ici, je me raccroche au souvenir des tomettes rouges, et de la cour en gravier. Des rires des enfants qui y jouaient, et du soleil, aussi.

     

    Il me suffirait d'ouvrir les yeux pour regarder "là-haut" droit dans les yeux. j'ai l'impression que là-haut est une personne. L'envie de regarder là-haut juste une fois avant de partir, sans doute, d'ici, dans les moments ( semaines ? mois ? je ne sais pas. ) qui vont venir commence à se former, pour la première fois, en moi. Dans mon ventre, dans mes tripes.

    Comme une volonté, un courage étrange et indéfinissable que je n'aurais jamais osé imaginer ressentir avant de me retrouver coincée ici.

     

    je sens mon visage se relever d'entre mes coudes, et mes paupières s'ouvrir. Mes larmes ont rendu mes yeux brillants, et les formes sont confuses, autour de moi, seulement éclairées par deux rayons de lumière qui me font penser, comme une bouée mal gonflée dans l'eau, aux deux petites lucarnes.

     

    Au-dessus de mon corps recroquevillé, immobile, prêt à être écrasé au moindre geste, ma nuque fait des allers et retours sur les poutres ouvertes autour de moi. Tout est si calme. Silencieux. Volatile. Impalpable, comme avant, mais... j'ai beau chercher, il n'y a pas de bassine. Il n'y a pas de silhouette. Il n'y a personne. Même pas de souris.

     

    La lumière a quelque chose de transparent, ici, et... j'ai si peur, alors qu'il faut bien que quelque chose matérialise l'impalpable, si peur d'oser formuler cette pensée dans ma tête, mais... : c'est Beau, ici. Tellement beau.

     

    Mon corps n'a pas bougé d'un seul millimètre, depuis que mon Maître m'a posée en équilibre sur cette poutre, sur mes fesses et mes pieds, et pourtant, mes muscles ne sont plus les même. Leur crispation n'est plus.

     

    j'entends l'ouverture glisser derrière moi, mais je ne me retourne pas.

     

    "Viens."

     

    Mes yeux sont grand ouverts.

     

    "Viens nine."

     

    je suis une statue sans souffle dans la lumière, et je contemple ma peur droit dans les yeux avec une envie terrifiante de faire durer encore un peu la fierté sans nom qui m'emplit.

     

    "Tu m'en veux si fort? Allez, viens. S'il te plaît nine."

     

    Une main sur mes reins.

       

    "Déshabille-toi. tu es grise de poussière."

    Il pouffe de rire.

     

    "tu m'en veux ?"

    je lui souris.

     

    "Non."

     

    "tu as eu peur ?"

     

    "Oui."

     

    "Tu as ouvert les yeux ?"

     

    "Oui."

     

    "Tu me promets? "

     

    "Oui. je te promets. C'est vrai."

     

    "Il n'y avait rien, là-haut, n'est ce pas ?"

     

    "Non. Rien."

     

    "tu n'auras plus peur, alors, maintenant, pas vrai ?"

     

    "je ne sais pas. Non, je ne crois pas."

     

    "Tant mieux."

       

    Dans la douche, l'eau coule sur nos deux corps nus. Il n'y a plus de poussière grise sur ma peau.

    "Raphaël ?"

    Il m'embrasse.

     

    "On va faire quoi, alors ? Hein ?"

     

    " Je ne sais pas ma nine. Je ne sais pas."

     

    Son regard me fuit. j'entrouvre les lèvres et avale une gorgée d'eau tiède, parce qu'elle est passée sur sa nuque avant d'arriver à mes lèvres.

     

    "Je suis fier de toi, que tu aies ouvert les yeux."

     

    je ramène mes cheveux mouillés vers l'arrière de ma tête.

     

    "Fais-moi l'amour, s'il te plaît."

     

    Comme chaque fois qu'Il me regarde, ou qu'Il me touche, le plaisir arrive dans mon corps comme un assiégeant que je ne maîtrise plus, faisant souplement se courber ma taille, mon ventre et mes reins vers l'arrière, vers l'avant, vers Lui.

    Hier soir, mon Maître ne s'est pas relevé, pendant que je pensais de Lui qu'Il était éteint, et pourtant, en m'abandonnant là-haut ce matin, seule avec mes yeux fermés, il m'a propulsée au-dessus de moi-même, comme avant, comme toujours, faisant de l'impossible un possible, du noir la lumière, et de là-haut un ici.

    Peu importe de quoi demain sera fait, puisqu'à présent je jouis, les yeux mi-clos. Ces mêmes yeux avec lesquels, grâce à Lui, j'ai regardé "là-haut", avec mes tripes et mon âme, droit dans les yeux, avant que demain n'arrive.


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