• J'ai un bâton de réglisse à peine sucré entre les dents, et je pouffe de rire toutes les trente secondes, toute seule, derrière ma fenêtre.

    Je viens de rentrer du travail, la maison est silencieuse, car je suis la première, et je m'amuse de l'étrangeté de nos nouveaux voisins, qui ne peuvent pas me voir, derrière les petits rideaux colorés et immobiles de notre fenêtre.

     

    "Pourquoi tu ris, mon chou ?"

     

    Je ne l'ai pas entendu rentrer, mon Maître aux pattes de velours, je ne l'ai pas entendu, et j'ai sursauté. Mais sa simple présence, derrière la mienne, est plus douce que tous les satins des palais impériaux, et plus chaude que toutes les flammes des cheminées de marbre qui en ornent les murs.

     

    Je lui souris.

     

    "Regarde."

     

    Il entoure ses bras autour de ma taille, et je sens son souffle, sur le dessus de mon visage, qui fait trembler les petites mèches de cheveux derrière lesquelles je cache dérisoirement une partie de mon expression. Zeste de timidité, zeste d'une retenue inexpliquée qui ne fait pas taire mon sourire, mais m'entraîne à dissimuler un peu de mon visage, un peu de mon regard, à celui des autres. Dérisoire cachette.

     

    Je sens sa poitrine se secouer doucement derrière mon dos.

     

    Derrière les carreaux, de l'arrière du camion de déménagement, plusieurs petites cages grillagées résonnent de gloussements graves et comiques.

     

    "Ce sont... des poules ?"

     

    Je ris doucement. "On dirait bien."

     

    Nos deux rires silencieux se secouent l'un contre l'autre, devant l'étrangeté de ces nouveaux arrivants. Une cage s'est ouverte, et les poules courent en tous sens en poussant des cris étouffés, pendant que des mains tendues les poursuivent, les loupant juste au moment de les saisir. Lorsque le dernier petit volatile passe la porte de la maison, et que la porte se claque, rendant son silence à la rue, j'essaie d'imaginer où pourront bien vivre toutes ces poules, dans la toute petite maison où elles sont entrées.

     

    Ne sentant plus de chaleur derrière moi, j'oublie les poules, et me retourne.

     

    Il est là, à quelques pas derrière moi. Il regardait mes épaules se secouer de petits rires, peut-être. Je lui souris.

     

    Il me semble pouvoir sentir Sa chaleur, même sans qu'il me touche. Il suffit qu'Il me regarde, et j'ai chaud. Je ne pense plus à ma petite timidité, je ne pense plus qu'à sa chaleur, à la chaleur de son regard.

     

    Comme une évidence, je sens mes jambes se plier, et mon corps s'agenouiller aux pieds du sien. Je sens qu'il sourit. Il y avait longtemps, oui, longtemps, que je ne l'avais pas accueilli ainsi. Peut-être bien un mois et demi, peut-être un peu plus.

     

    je pense à ma petite honte, pas si petite que ma timidité, et puis plus récente, si récente, et puis encore tellement là. je crois que c'est ma petite honte, qui me fait plier, à nouveau. Si je pouvais, je demanderais à nouveau pardon. Si je pouvais, je demanderais pardon chaque jour. Chaque jour. Mais il me fait taire, quand je demande pardon. Et je reste avec tous mes pardons au fond du cœur. Lourds, si lourds.

     

    Il fait un pas vers moi, prend mon menton dans sa main, et me fait relever le visage. C'est lorsque j'ai mon menton au creux de sa main, que je réalise à quel point je suis petite. Une simple pression de ses doigts, de ses doigts bouillants, autour de ma peau, suffirait à m'écraser. Suffit à me protéger.

     

    Il se penche, joint ses lèvres aux miennes, et j'ai envie de pleurer d'amour.

     

    Sa main libre ramène mes cheveux en arrière, et libère mon visage de sa petite timidité. Je contemple son regard, en imprègne mon cœur et mon âme, je fais des réserves, puis baisse les yeux.

     

    "Lève-toi."

     

    A contre cœur, j'obéis. Je voudrais pouvoir rester à ses pieds tout le temps, je voudrais pouvoir n'être toujours qu'à ses pieds, je voudrais pouvoir lui prouver, sans plus jamais m'arrêter, lui prouver que je suis à Lui, lui rappeler ma dévotion, la lui raconter, avec mon corps replié, sans cesse plus bas que le sien.

     

    Il prend ma veste, me la tend, et me dit de le suivre. Il me sourit, mais il y a dans sa voix quelque chose, quelque chose que je reconnaîtrais entre mille, quelque chose qui me dit que j'ai envie de garder les yeux baissés, et de lui dire "Vous".

    Quelque chose que je bénis de tout mon être. Quelque chose que j'avais oublié d'espérer et d'attendre, et dont l'importance et la valeur m'est revenue, avec ma petite honte.

    Quelque chose qui, contre toute attente, fait sourire mon cœur, et m'apporte moins de crainte que de soulagement.

     
     

    La voiture s'éloigne de la ville, et roule pendant longtemps. Je réalise qu'il est presque 18H, et qu'il fait toujours clair. Je réalise que ce sera bientôt le printemps, et qu'au printemps, toute la lumière, et toutes les couleurs, reviennent. Je réalise, et je jette un coup d'œil furtif à mon Maître, et je souris. Je jette un deuxième coup d'œil à mes pieds et souris à nouveau, car il y a là un sac dont je ne peux pas douter de la contenance.

     

    Un sac qui m'a faite frémir, qui m'a faite pleurer, et qui, ce soir, me fait sourire et remercier le ciel de toutes mes forces.

     

    Petit à petit, les champs agricoles, les haies de cyprès, et les peupliers disparaissent, laissant leur place, autour de nous, aux étendues d'eau, de ciel, de fines bandes de terre longeant les marais, aux prairies à moitié inondées dont on imagine à peine la couleur, cerclées d'étangs, cerclées de cette Mer, qui peu à peu, centimètre par centimètre, années après années, vient noyer les terres gorgées de sel, qui se dérobent sous nos pieds.

     

    Les hérons, pourpres ou cendrés, et les flamants roses, apparaissent sur leurs longues pattes immergées, au milieu des rizières, envahies par les saladelles et les salicornes, mais désertées par les arbres, au milieu  des digues, dérisoires tentatives humaines pour retarder l'eau, dérisoires, comme la finesse de mes cheveux, pour dissimuler ma timidité.

     

    Les hérons ont des mouvements lents, et saccadés, comme si chacun de leurs gestes était réfléchi. Il me semble que mes pensées sont comme les gestes des hérons : ralenties, réfléchies. Il me semble, que, à mesure que mon Maître et moi nous enfonçons dans ce paysage pâle et brumeux, je perds toute rapidité, je perds toute notion du temps et de l'espace.

     

    Lorsque la voiture ralentit, et s'arrête, je ne réalise pas tout de suite.

     
     

    "Déshabille-toi."

     

    La première réaction qui me prend toujours dans ces moments là me prend. Discrètement, je jette un regard tout autour de nous, sentant mon cœur s'affoler dans ma poitrine.

     

    Une gifle bien méritée s'abat sur ma joue, et je suis heureuse, si heureuse.

    Elle ne m'a pas fait réellement mal, mais j'ai senti, à nouveau, l'emprise de mon Maître se resserrer autour de mon âme, j'ai senti, à nouveau, l'envie s'affoler dans mon bas-ventre, j'ai senti cette nature profonde qui me transforme s'éveiller en moi, et, en gardant les yeux baissés, je me suis déshabillée.

     
     

    J'ai honte de ces sous-vêtements trop simples, j'ai honte de ces sous-vêtements tout-court.

     

    J'avais oublié ce que c'était, que d'être devant son Maître, dans une tenue qui n'est pas la hauteur.

    Il y a encore si peu, je prenais soin, à peine rentrée, de me changer, et de faire de mon corps une offrande, au cas où. Il arrivait que l' "offrande" reste emballée, et je ne m'en offusquais pas. Je m'endormais, et je ne m'en offusquais pas. Mais j'avais chaque fois si plaisir à ce "changement" des tissus au plus près de ma peau, juste pour Lui, juste pour être à la hauteur,  au cas où il déciderait de me dire d'être nue.

    Je ne sais pas ce qui, progressivement, et en si peu de temps, m'a fait oublier de me changer pour Lui. Mais ce soir, au milieu de la brume, je le regrette, j'ai honte, et je me jure, oui, je me jure, de ne plus oublier.

     

    La honte me rend maladroite, et c'est maladroitement que je retire ces tissus trop simples.

     

    Je sens les mèches de mes cheveux retomber, et me cacher, comme si leur présence pouvait cacher en quoique ce soit ma nudité. Je frissonne.

     

    Je me rassure silencieusement, me disant qu'il ne peut y avoir personne, personne à part nous, au milieu de ces étendues noyées et désertiques.

     

    Je sens mon collier s'entourer autour de mon cou, et je souris.

     

    "Pourquoi tu pleures?"

     

    "Je ne pleure pas, Monsieur, je suis heureuse. Heureuse d'être à Vous."

     

    J'ai dit Vous, et Monsieur, avec un tel soulagement qu'une seconde larme m'a faite sourire.

     

    "Alors, à genoux, chienne."

     

    La cordelette reliée à mon collier s'est tendue brusquement vers le bas, et mes genoux se sont cognés mollement sur le sol. J'ai retenu un petit cri de douleur. Mon ventre brûle d'envie. Brûle d'envie de Lui.

     

    Le sac quitte la voiture,  la portière se claque, et la cordelette me tire vers l'avant. N'ayant pas d'autre choix, les paumes de mes mains se posent à plat sur le sol humide, et c'est à quatre pattes, que je le suis, sur ce chemin de terre et de gravier, au milieu de rien. Il a dit "chienne". Il avait raison.

     

    Mes genoux, le dessus de mes pieds, et l'intérieur de mes mains, s'écorchent et s'égratignent sur les graviers, au milieu desquels les coquilles tranchantes des tellines, les petits coquillages qui n'existent que dans ces lagunes perdues, coupées du monde, tracent de longs sillons de sang sous mes mollets, lorsque mon Maître presse le pas, et que je n'arrive plus à avoir le temps de les soulever.

     

    Un petit caillou, plus coupant que les autres, m'immobilise. Je gémis, me repliant un peu sur moi-même. La cordelette se tend.

     

    "Tais-toi. Avance."

     

    Je me tais. Et j'avance.

     

    Le chemin se fait étroit. Il n'est pas étroit pour mon Maître, qui est debout, mais il est étroit pour moi, qui suis à ses pieds. Je regarde avec anxiété l'eau, si proche de moi. Je regarde la pente qui longe le chemin. Je regarde... et je me sens trébucher, glisser.

     

    Je pousse un cri d'effroi, j'entends les hérons qui s'élèvent, et s'enfuient, j'entends leurs ailes, j'entends l'eau, sous mes genoux, je sens la douceur humide des racines entremêlées, sur le rebord de la rizière, qui s'entourent autour de mes chevilles.

     

    Je relève les yeux, et cherche secours dans ceux de mon Maître.

     

    "tu as vu dans quel état tu t'es mise ! tu as vu ?"

     

    Sa voix ne s'est pas élevée plus haut qu'un murmure.

    Je baisse les yeux vers mon corps, et vois sur ma peau blanche les sillons dansants d'une boue fluide, au milieu de laquelle ruisselle un peu de mon sang.

     

    Il tire un coup sec sur ma laisse, et je relève à nouveau le visage vers Lui.

     

    "Est-ce que tu vas demander pardon, au moins ?"

     

    Mon cœur vient de s'alléger. De s'alléger de milles kilos.

     

    Lui comme moi savons bien que je vais demander pardon. Mais que ce n'est pas pour la boue, ni pour le sang. Lui comme moi savons bien qu'en dehors du jeu, je n'aurais pas pu demander pardon, puisque Lui ne l'a jamais fait. Lui comme moi savons très bien que si je ne demande pas pardon, je vais m'éteindre à petit feu.

     

    Je plonge mon regard dans le sien, et je murmure "pardon Monsieur."

     

    Il me sourit.

     

    Je répète, encore, et encore "pardon, pardon, pardon."

     

    Mes larmes dessinent avec mon sang, et avec la boue, des sillons sur mes seins, et sur mon ventre.

    J'ai froid.

     

    Il m'aide à remonter, je retombe plusieurs fois, écorchant, et écorchant encore ma peau nue.

     

    C'est pourtant à genoux, que je le suivrai, et cela jusqu'au bout de ce chemin interminable. Malgré la douleur, je lui si reconnaissante. Si reconnaissante. Et pour rien au monde je ne finirais de parcourir ce chemin autrement qu'à genoux.

     

    Lorsqu'il s'arrête enfin, et que je relève les yeux devant nous, je vois, nous faisant face, deux immenses pyramides grisâtres, qui brillent dans la lumière tombante du jour, et derrière lesquelles un paysage lunaire s'étend à perte de vue, leur ôtant toute consistance.

     

    Je jette un regard interrogateur à mon Maître, qui sourit. Je sais, à son sourire, que mon cœur va s'affoler, que mon corps va se tendre, que mon ventre va se tordre, que mes gémissements vont trembler, que mes lèvres vont remercier.

     

    Et je lui rends son sourire.

     

    Il tire la cordelette vers le haut, me contraignant à me relever. Chacun de mes muscles me fait souffrir, je gémis, le plus doucement possible. Les plaies sur mes genoux se resserrent, lorsque ceux-ci se tendent, enfermant en eux de minuscules gravillons.

     

    Doucement, mon Maître saisit mes épaules, et me pousse vers l'avant. Il me pousse vers l'une de ces deux immenses pyramides grises.

    Ses mains descendent le long de mes avants bras, saisissent mes poignets, ouvrent mes doigts, et les tendent vers cette matière granuleuse et humide. Il plaque mes mains ensanglantées contre la paroi, un cri de douleur s'élève dans ma gorge, et je comprends que ce qui est devant moi est du sel.

     

    La piqûre lancinante du sel remonte jusque dans mes poignets, j'ai un mouvement de recul, mais le corps de mon Maître, derrière moi, me maintient fermement, et me pousse, plus près, plus près, encore plus près. Mes genoux, et mes mollets, rejoignent à leur tour le sel, qui y déverse des ondes de douleur qui me font encore gémir. Mon Maître me maintient longtemps contre la paroi salée de la pyramide, et, minute après minute, je ne sens quasiment plus la douleur. Lorsqu'il me relâche enfin, je ne m'y soustrais pas, et je reste immobile, plaquée contre le mur de sel. Une caresse dans ma nuque me fait frémir.

     

    J'entends le sac s'ouvrir, je souris.

     

    Je me jure de rester immobile.

     

    Le premier coup tombe, au milieu de mes reins, non retenu, m'arrachant un petit cri aigu de douleur, et je reconnais la badine. Quoi mieux que la badine, au milieu de cette nature brune claire, pour me faire gémir ?

     

    Les autres coups sont espacés, si régulièrement. J'imagine son regard, derrière moi, qui se délecte de mon corps qui tressaille, qui se délecte de mon souffle qui se coupe, qui se délecte des marques sur ma peau, qui cherche où frapper.

    Ici, pour que la douleur s'ajoute à la précédente, et que je gémisse plus fort ? Ou bien plutôt ici, pour que ma peau zébrée le soit également sur toute sa superficie ?

    J'imagine son regard, qui se délecte de ma douleur, et je me tends, et je m'offre, et je souris.

     

    Mes doigts se crispent dans le sel à chaque coup, faisant corps avec lui.

     

    Je sais que je pourrai endurer autant qu'il lui plaira. Je sais que j'en suis capable. Et cette simple idée humidifie l'intérieur de mes cuisses, plus encore que la douleur.

     

    Mes cris sont à présent des "merci."

     

    Et je sais qu'Il sourit.

     

    Lorsqu'Il frappe le plus fort, je murmure "encore".

     

    Sa voix se fait moqueuse. Il répète "encore?", sachant très bien que je répondrai oui. Et il frappe plus fort que plus fort.

     

    L'intérieur de mes cuisses ruisselle, tout mon corps tremble d'envie, et de douleur. C'est si bon... si bon.

     

    Il frappe mes fesses, le haut de mes cuisses, et, surtout, le creux de mes reins. Frappant deux fois, trois fois, quatre fois, exactement au même endroit, pour entendre mes cris s'intensifier à chaque coup.

     

    "Ecarte."

     

    Et mes cuisses s'écartent.

     

    La badine frappe de bas en haut, lacérant l'intérieur de mes cuisses trempées. Je me tends, puis me soustrais, puis me tend à nouveau.

     

    Les premières larmes de douleur m'assiègent. Jusque là, il n'y en avait pas eu.

     

    J'entends la badine tomber sur le sol. Je sens ses bras me serrer. Je soupire de mercis.

     

    Il me retourne doucement, sortant mes mains du sel, où elles s'étaient engouffrées profondément, à force de s'y crisper à chaque coup.

     

    Et, à nouveau, il me plaque contre le sel.

     

    J'étouffe un cri qui ne viendra pas contre sa nuque.

     

    Chaque zébrure entrouverte sur la peau de mon dos et de mes fesses s'enflamme de douleur, au contact du sel. Tout mon corps est en feu. J'ai chaud, si chaud, au milieu de cette tiède humidité.

     

    Il me soulève doucement, et je comprends. J'entoure mes jambes autour de sa taille, et mes bras autour de ses épaules.

     

    Serrée entre le sel et sa poitrine, je sens son sexe s'engouffrer au creux de mon ventre, et je soupire de plaisir.

     

    Chacun de ses va et viens en moi égratigne mon dos contre le mur de sel, et je crie autant du plaisir et du feu dans mon ventre, que des brûlures incessantes sur mes fesses nues.

     

    Je ne me souviens pas d'une fois où il m'a fait l'amour si longtemps, si intensément. Je ne me souviens pas. Je ne sais pas comment je n'ai pas joui dix fois contre Lui, comment j'ai pu être capable d'attendre que son sexe, et son corps, et ses doigts aux ongles enfoncés profond dans ma peau s'immobilisent , et se tendent, pour jouir en même temps que Lui. Nos deux corps se sont enflammés de désir au milieu de rien, se sont noyés de plaisir comme les lagunes se noient sous le sel. Nos quatre lèvres ont gémi leur jouissance dans cette étendue humide et oubliée, déclenchant l'envol des hérons apeurés, dont les ailes immenses se sont étendues bruyamment au-dessus de notre propre envolée.

     

    Mon corps a cédé lorsque le Sien l'a quitté. Je me suis accroupie, mes jambes ne pouvant plus me porter, et suis restée le dos contre le sel, oubliant la douleur, reprenant mon souffle par à-coups. Lorsque j'ai relevé à nouveau les yeux vers Lui, j'aurais voulu pouvoir Lui dire encore Merci, mais je n'avais plus assez d'air. Je lui ai souri, sans parler. Et je suis persuadée qu'il a compris.

     

    Nous sommes restés longtemps, moi, accroupie, à ses pieds, haletante, à retrouver mon air avec délice, cet air nouveau plein de son regard, de son plaisir, de son pardon, et Lui, debout face à moi, à me regarder, avec cet air de plénitude qu'il prend parfois, en voyant mon corps se remettre doucement de son sadisme, de ses assauts, de sa délicieuse folie, de Lui, Lui, juste et uniquement Lui.

     
     

    Une heure auparavant, dans la lumière, deux silhouettes s'étaient glissées dans ce paysage sauvage et glissant, sur un petit chemin trop étroit. L'une d'entre elles gémissait.

    A présent, dans la presque nuit, sur ce même chemin, une seule silhouette revient de nulle-part. Une seule, avec contre elle blottie la seconde, que l'on ne discerne pas, car sa peau est grisée par le sel, et qu'elle ne gémit plus.

     

    Deux silhouettes qui n'en font qu'une, qui reviennent de la mer, cette mer qui engloutit les terres, jour après jour, cette mer qui, derrière nous, est en train d'engloutir mon "pardon", que je lui ai laissé.

     

    Merci, mon Maître. Merci d'avoir confié mon "Pardon" à la Mer.

     

    Je T'aime.


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  • Toute la fin de semaine, il avait fait beau.

    Beau, et chaud.

    Les choses étaient simples. Si simples. On parlait du Week-End, il me promettait des bateaux plein nos yeux, et je souriais. Une petite bravoure inconnue s'était emparée de moi, et il me semblait que j'aurais pu faire dix fois plus, et dix fois mieux, que ce que l'on attendait de moi. Il me semblait déjà sentir le goût salé de la Méditerranée sur mes lèvres, et le goût de ses lèvres sur le sel.

    Je souriais tout le temps.

     

    Je ne pensais pas que, dans la nuit de vendredi à samedi, je compterais les lignes.

     

    Je compte les lignes sur les routes qui font peur. Je perds le compte, et reprends à zéro, souvent avant d'arriver à 50.

     

    Il fait nuit, et je compte les lignes.

     

    Je lui ai laissé un post-it rose sur le bord de mon oreiller. Rose pâle. Avec un mot d'amour écrit au stylo bille bleu dessus, suivi d'un petit mensonge, suivi d'un autre mot d'amour.

     

    Les lignes défilent, et j'en suis à 27.

    J'ai déjà repris souvent à zéro.

     

    Le téléphone a sonné à minuit, et j'ai pensé aux bateaux.

    J'ai écouté, j'ai répondu, mais je ne pensais qu'aux bateaux.

     

    J'ai effacé les images de feu et de police à coups de bateaux, parce que je ne voulais pas les laisser s'imprimer dans ma tête.

    Je ne voulais pas.

     

    54.

     

    J'ai dépassé 50 lignes, mais j'ai toujours aussi peur.

     

    Le matin se lève sur les lignes, et je garde les yeux ouverts, mais je ne sais pas comment.

     

    J'entends mes roues crisser sur le gravier, je vois mon pouce composer les numéros, et j'ai tellement sommeil que je suis surprise par la sonnerie d'attente lancinante contre mon oreille.

    Je suis surprise aussi par ma voix.

     

    "Je suis perdue."

     

    Droite, Gauche, Gauche, Droite... je suis les indications comme un petit robot. Après le cimetière, après la déchetterie, après, après, après...

     

    Après, après tout ça... Je n'irai pas beaucoup plus loin, parce qu'à partir de là, il n'y a plus de macadam.

     

    Des bras nus en l'air, de chaque côté d'un visage sans sourire.

     

    "Gare-toi là. Si tu vas plus loin, tu ne repars plus."

    Il y a de la buée du matin devant ses lèvres.

     

    "Et vous, comment vous avez fait, pour passer ?"

     

    "Il n'avait pas plu, il n'y avait pas la boue."

     

    "ah.

     

    Au fait, Bonjour."

     

    "Ouais, c'est ça, bonjour."

     

    Je me mords la lèvre. Quelle conne.

     

    Ma basket, dont je n'avais pas serré les lacets, reste enfoncée dans la boue au bout de trois pas, et mon pied nu continue seul. Il est trop endormi pour réaliser qu'il est nu, et c'est la boue froide sous sa peau qui lui en fait prendre conscience.

     

    "Attends-moi."

     

    Il ne m'entend pas.

     

    Je sauve ma basket, y enfonce mon pied sale, serre le lacet très fort, et cours.

     

    La boue gémit à chacun de mes pas.

     

    Nos doigts s'accrochent à la grille, pour nous empêcher de glisser, et de tomber.

     

    "Il n'y a pas un autre passage ?"

     

    "Non."

     

     Je regardais mes pieds, je regardais la grille, pour ne pas tomber, et je n'ai pas vu qu'il s'était arrêté.

     

    Je me cogne contre lui, il glisse, trébuche, sa main se rattrape dans la boue, se blesse au bas du grillage. "Aïe. Putain. Fait chier."

     
     
     
     

    "Voilà, t'as vu."

     

    Je regardais sa main, je regardais le petit filet de sang qui y naissait, et auquel il ne prêtait aucune attention, et je n'ai pas vu tout de suite.

     

    Maintenant, je relève la tête, et je vois.

     

    Noire la taule.

    Noir le sol.

    Noir le bout du grillage.

     

    Je murmure "c'est pas possible..."

     

    Je ne sais pas combien de temps on est restés silencieux, à regarder le noir. A regarder les restes du feu.

     

    "C'est qui ?"

     

    "A ton avis ? "

     

    Je soupire.

     

    "Vous allez aller où ?"

     

    Il rit.

     

    "Chez vous ! "

     

    Je ris aussi.

     

    "Il y a assez de place."

     

    Il ne rit plus.

     

    "Non. Il n'y en a pas assez . Mais il n'y a pas ailleurs où aller.

     
     
     

    Allez, viens."

     

    Sa voix est plus douce que quand il m'a dit bonjour.

     
     
     
     
     
     

    "Elle pleure à cause du feu ?"

     

    "Non, elle pleure parce qu'elle a dit aux flics que ton cousin on le connaît pas."

     

    "Pourquoi elle a dit ça ? "

     

    "J'en sais rien.

     

    ... parce qu'elle est conne...

     

    ... Parce qu'elle a eu peur."

     

    Sa voix est plus douce que quand il m'a dit de venir.

     
     

    Elle me voit, et pleure plus fort.

     

    "Arrête de crier."

     

    Je lui dis "arrête de crier" , mais en vrai, elle ne crie pas, elle pleure. C'est juste qu'elle pleure fort. Si je lui disais "arrête de pleurer", je crois que ça lui ferait moins de mal, et qu'elle arrêterait plus vite. Mais après "arrête de crier", je n'ai plus assez de souffle pour que d'autres mots sortent .

     

    " Pourquoi tu l'as faite venir ? Pourquoi ? Pour qu'elle sache que j'ai dit que son cousin on le connaît pas ? Pour que j'ai honte ? Ou pour qu'elle voit ça ? "

     

    Elle désigne le noir du doigt.

     

    "Pourquoi tu l'as pas laissée tranquille, elle ? T'aurais dû la laisser tranquille ! "

     
     

    "Tais-toi. Elle est là parce qu'elle est la seule à avoir une voiture pas embourbée, pour aller chercher ton fils chez les flics."

     

    Elle reste un instant à me fixer, sans expression, comme si elle réfléchissait. Et puis, la raison lui paraît raisonnable, et elle se tait.

     

    Elle se tait, et je l'embrasse.

     

    "Ce n'est rien, que tu aies dit ça. Ce n'est rien. Ne t'en fais pas. Je ne t'en veux pas. Personne ne t'en veut. ça n'a pas d'importance. "

     

    Je l'embrasse comme on embrasse les enfants, et lui parle comme on parle aux enfants.

     

    Les étreintes n'en finissent plus, et je suis tour à tour adulte, et enfant. Je suis adulte quand ce sont elles qui pleurent. Je suis enfant quand ce sont elles qui m'enlacent, et que c'est moi qui tremble.

     
     

    "Il faut que tu y ailles. Tu veux que je vienne avec toi ? "

     

    "Non. C'est bon."

     

    Je lui ai dit non, mais j'aurais dû lui dire oui. Je ne trouve pas les flics. Je tourne et vire, sans les trouver.

    A nouveau, j'appelle.

     

    Gauche. Droite. Droite. Gauche. Je suis les indications comme un petit robot.

     

    Lorsque j'arrive enfin, il est dehors, déjà.

     

    Assis sur le muret du trottoir, à 100 mètres du commissariat.

     

    Je le regarde, et je pense qu'il me paraît plus maigre qu'avant. Maigre, il l'était déjà. Mais là, sur le muret, c'est pire.

     

    Je me gare, et lui souris.

     

    Le sourire qu'il me rend ne sourit pas.

     

    "Bébé !"

     

    ça faisait des siècles qu'on ne m'avait pas appelée bébé...

     

    Il dit "bébé", et il pleure.

     

    Il me pleure dessus.

     

    Son visage est bleu. Bleu, et rose.

    Comme le post-it d'amour que j'ai laissé à mon Maître.

     

    Je passe mes doigts dessus. Je n'ose pas demander.

    Je n'ose pas savoir.

     

    Et pourtant, je sais. Pas besoin de demander, son sourire qui ne me sourit pas m'a tout dit.

     

    J'ai honte. Si honte.

     

    Et j'ai Haine. Si Haine.

     

    Sur le muret, une pierre m'appelle. Je vois mes doigts tremblants la saisir, je sens mon bras la jeter en direction du commissariat. Mais je tremble tellement qu'elle ricoche sur le trottoir, sans atteindre son but. Son bruit, sur le béton, résonne, puis se tait, aussi vite qu'il est né. 

    Je tends la main à nouveau, pour en saisir une autre.

     

    Mais il serre mon poignet entre ses doigts, et ma main n'atteint pas la pierre.

     

    "Arrête bébé. Arrête. Tu vas tout empirer. Laisse tomber."

     

    Je tremble.

     
     

    "Mais c'est dégueulasse. On n'a rien fait. T'as rien fait. C'est dégueulasse."

    Ma voix se meure dans mon dernier "dégueulasse".

     

    "Je sais, mais arrête quand même."

     
     
     
     
     

    "Je peux pas conduire."

    Et c'est vrai, je ne peux pas. Je tremble trop. Si je conduis, on va pas aller droit, entre les lignes.

     

    "C'est pas grave bébé, je vais conduire, moi."

     

    Il conduit, et les lignes vont droit.

    Et je compte.

    Mais chaque fois que j'arrive à deux, ou à trois, un sanglot me monte, et me fait repartir à zéro.

     

    A chaque "zéro", je pense aux bateaux. Aux bateaux... et au sel sur Ses lèvres... Mon Dieu, que les bateaux sont loin... Mon Dieu, que j'ai honte...

     
     
     
     

    "Elles pleurent beaucoup? "

     

    "Oui."

     

    "J'ai pas envie de rentrer. J'ai pas le courage. "

     

    "Elles vont s'inquiéter, si on rentre pas. "

     

    "Je sais, mais j'ai pas le courage, j'te dis."

     
     
     
     
     
     
     

    "Qu'est ce que tu fais ?"

     

    "Tu vois bien, je m'arrête."

     

    "Oui, mais pourquoi ?"

     

    "Je vais chercher du courage.

     

    ...du courage liquide."

     

    Je soupire. Je murmure "N'y vas pas..." et je dis fort "Je t'attends dans la voiture."

     

    La porte se claque ; il n'entend ni mon murmure, ni ma parole.

     
     
     
     
     
     
     
     
     

    "Donne-moi en un peu."

     

    "Moi, je ne boirai jamais." Il fait une petite voix aiguë, et débile, qui imite ma voix d'enfant, qui imite mes paroles du passé.

     

    "Tais-toi. Donne-moi en un peu."

     

    "Non."

     

    "S'il te plaît."

     

    "Non."

     

    "Je t'en supplie."

     

    Il hésite.

     

    "D'accord. Tiens."

     

    Je pense au goût du sel sur Ses lèvres.

    Et je sens le goût du sucre sur le goulot.

     

    Très vite, ma tête me tourne. La voiture tourne. Le petit lac de derrière la station-service, devant nous, devant lequel il a arrêté ma voiture pour se donner du courage liquide avant de rentrer tourne autour de moi, tourne autour de la voiture, tourne autour de tout.

     

    Il rit.

     

    "Pourquoi tu ris ?"

     

    "Je me souviens, avant que tu t'en ailles. "

     

    Je souris. "Tu te souviens de quoi?"

     

    "De quand on faisait l'amour."

     

    Il rit plus fort.

     

    "Tu te rappelles? Dans les champs... "

     

    Je soupire doucement.

     

    "Oui... On faisait l'amour sans s'aimer. C'est ça, qu'on disait, pas vrai ?"

     

    Le lac, et les champs, et la voiture, et les chemins, et la station-service, et les bateaux, et le feu, et la police, et le noir de la taule brûlée tournent autour de moi...

    Nos maisons sont noircies, nos maisons sont effacées, nos maisons s'effacent, noircissent.

     

    "Oui. C'est ça."

     

    "Qu'est ce que tu dis?"

     

    "Je dis que tu as raison. On faisait l'amour sans s'aimer. Et c'était bien."

     

    "Oui."

     

    "Bébé ..."

     

    "Quoi ?"

     

    "J'en peux plus."

     

    "De quoi ?"

     

    "De tout."

     

    Il ne rit plus.

     

    Je passe encore mes doigts sur le bleu, et le rose, de son visage. Je murmure "ça va aller."

     

    "Tu crois?"

     

    "J'en sais rien."

     

    Tout tourne si vite.

     

    Les bateaux, les bateaux...

     
     
     
     
     
     
     
     

    "Laisse-moi sortir."

     

    "Bin sors, c'est ouvert."

     

    Accroupie par terre, je me tiens à l'herbe, mais c'est stupide, parce que l'herbe, elle tourne aussi, sous mes talons.

     

    "Avant, tu riais, après. Tu ne pleurais pas."

     

    "Je sais.

     

    ....  Laisse-moi."

     
     

    Il s'accroupit derrière moi, et me serre contre lui.

    "Laisse-moi."

    Je le repousse, il tombe sur l'herbe, se relève, et s'éloigne.

     
     
     
     
     
     
     

    Quand plus rien n'a tourné autour de nous, c'était presque le soir, déjà.

    On ne s'était plus dit grand chose, depuis que le vert de l'herbe avait tourné sous mes talons.

     
     

    Je l'ai déposé devant la boue, et les caravanes noires. Je l'ai regardé boiter dans l'humide, en pensant qu'il avait bien fait de prendre du courage liquide parce que, en effet, elles allaient pleurer à nouveau, pleurer fort comme si elles criaient, en voyant le bleu et le rose de son visage, le bleu et le rose comme le post-it pour mon Maître.

     

    Mon Maître.... Mon Maître...

     

    j'ai trompé mon Maître.

     
     

    J'ai détourné mon visage de sa boiterie boueuse, et ai remis le contact en route. Je n'ai pas compté les lignes.

     

    J'ai pleuré.

     

    j'ai trompé mon Maître.

     

    Cette phrase se répète en boucle dans ma tête, au rythme des lignes.

     

    j'ai trompé mon Maître. j'ai trompé mon Maître. j'ai trompé mon Maître. j'ai trompé mon Maître.

     
     
     
     
     
     

    Il est assis devant notre porte, et il fume.

     

    Je crois qu'il m'attend. J'ai honte, tellement honte.

    Il me sourit.

     
     
     
     

    Il faudra plus d'une heure, avant qu'il ne me demande.

     

    "ça va, toi ?"

     

    "non."

     

    "Qu'est ce qu'il y a ?"

     

    Je ne peux pas. Je ne peux pas le lui dire. C'est affreux. Comment, comment j'ai pu faire ça ?

     

    "Pourquoi tu trembles ? Arrêtes, arrêtes de trembler.

     

    Parle-moi."

     

    Ses bras frictionnent mes épaules. Tout mon corps tremble, même mes dents qui se cognent à toute allure les unes contre les autres.

    Je n'ai pas envie que son étreinte se desserre, je n'ai pas envie.

     

    "Parle-moi, s'il te plaît."

     
     
     
     
     

    "je t'ai trompé."

     

    " Quoi ?"

     

    Je plisse les yeux, j'ai l'impression qu'il va me lâcher, et me gifler. Je sens déjà la gifle. Je l'attends presque.

     

    Mais il ne me lâche pas.

     

    je ne peux pas le répéter. C'est impossible. Je m'effondre.

    je murmure "pardon... pardon..." , et c'est le seul mot qui peut encore traverser mes lèvres.

     

     
     

    Il me garde serrée contre Lui quand même.

    Je n'ai pas cessé de trembler.

     

    "pardon."

     

    Il m'embrasse sur la joue, redescends le long de ma nuque.

    Comment, comment, j'ai pu faire ça ?

     

    Il me murmure "moi aussi."

     

    Je soupire. "je sais."

     

    Je sanglote contre Lui.

     
     

    Il va me pardonner, il m'a même déjà pardonnée, parce que moi je le pardonne depuis le début, depuis que je l'aime.

    Il est peut-être même soulagé, que je l'ai trompé. Comme ça, il n'est plus le seul.

    Mais moi, je ne me pardonne pas. Moi, je croyais que ça n'arriverait jamais, je voulais que ça n'arrive jamais, je ne peux pas l'accepter.

     

    Je croyais que l'amour que j'ai pour mon Maître était si pur qu'il me protégerait toujours de le trahir en quoique ce soit. Je croyais que, toujours, je serais celle qui pardonne, et lui celui qui punit. Je croyais que ses murs, et son sourire, me protégeraient toujours de tout le reste.

    Que je serais chaque jour à l'attendre, et que, chaque jour, il serait ma seule lumière.

     

    Et je l'ai trompé.

     

    Je l'ai trompé sans réfléchir, je l'ai trompé comme on tombe dans un guet-apens, comme on tombe dans un piège, comme les épis de blé qui ne peuvent avancer que dans un sens dans la paume de la main, comme les escalators qu'on ne peut pas prendre en sens inverse, je l'ai trompé comme on glisse dans la boue, toujours dans le sens de la pente, je l'ai trompé sans rien contrôler, comme les voitures qui glissent sur le verglas de la route, et vont de travers sans qu'on puisse les en empêcher, je l'ai trompé comme le tunnel orange de la trinitrine qui va toujours vers l'arrière, je l'ai trompé comme un petit robot, je l'ai trompé, trompé, trompé.

     
     
     
     
     
     
     

    "Demain, on ira voir les bateaux ?"

     

    "Quoi?"

     

    "Les bateaux, on ira les voir ?"

     

    Il me sourit.

    J'ai arrêté de trembler.

     

    "Si tu veux..."

     

    "Tu n'en as pas envie?"

     

    Je pose mon menton sur son genou...

    Je crois que je n'ai jamais eu envie aussi fort de quelque chose que ce que j'ai envie d'aller voir les bateaux, avec Lui, demain.

     

    "Si. Si, j'en ai envie"

     

    Il me serre plus fort.

     

    Je sens une larme couler lentement le long de ma joue... couler comme les épis de blé qui ne peuvent avancer que dans un sens dans la paume de la main...

     

    J'embrasse son poignet.

     

    "Si Raphaël, j'en ai envie."

     
     
     
     
     

    Les bateaux... Les bateaux...

    Je L'aime tant.

     
     
     
     
     
     
     
     

    pardon.


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  • Assise sur le rebord du trottoir, j'offre mes joues au soleil de midi, qui les réchauffe, et je les sens rosir.

    Le chat passe et repasse sous mes mollets, en ronronnant.

     

    A cette heure-ci de la journée, il n'y a personne d'autre que moi et le chat, sur ce bout de trottoir. Il suffirait de passer une heure plus tard, et nous aurions l'air de trop, lui et moi, sur le béton chaud et sec de notre rue, nous aurions l'air de trop.

    J'aime midi. J'aime midi quand le chat est là. J'aime le soleil de midi. A tous les trois, moi, le chat, et le soleil, nous pourrions défier toutes les solitudes du monde. Toutes les solitudes du monde.

    Mais il suffit d'un claquement de talon au coin de la rue, et le soleil paraît moins chaud, et le chat et moi, on fait tâche, sur le béton.

     

    Le soir, mon Maître prend souvent la même place que moi, exactement sur le même bout de trottoir. Entre les deux fissures du béton de devant notre porte : celle qui zigzague, et celle qui est arrondie en s'élargissant vers le mur.

     

    Il est minuit, quand mon Maître est là. Et midi, quand c'est moi qui y suis.

    Quand c'est lui, je sais qu'il regarde les étoiles. Ce sont des étoiles rectangulaires, parce que la rue est étroite, et que ses murs sont hauts. Mais ce sont les étoiles de mon Maître, et ce sont les plus belles.

    Pendant qu'il regarde les étoiles, mon Maître écrase le bout de sa cigarette juste au bas de la fissure qui zigzague, à l'endroit où le trottoir rejoint la rue. Il l'écrase chaque fois, et, juste à cet endroit là, il y a un petit rond noir, comme incrusté dans le béton, qui ne part pas, même lorsqu'il pleut.

    Personne ne connaît ce petit rond noir, sauf moi. Personne ne fait attention à ce petit rond, sauf moi. Je peux rester à le regarder tout le temps que le chat ronronne, et tout le temps que le soleil brûle.

     

    Mon index, parfois, passe et repasse sur ce petit rond noir. Il noircit, à force, mais le rond reste.

    J'adore qu'il reste.

     
     

    Je regarde mon doigt noir, et je pense. Je savais, ce matin, en entrouvrant les yeux et en voyant que j'avais loupé le départ de mon Maître, je savais que je regretterais de ne pas travailler aujourd'hui. Je savais que, si je restais avec le chat, j'allais me mettre à penser.

    Je pense, et je regrette d'avoir à penser.

     

    Je regarde mon doigt noir, et je pense aux similitudes.

     

    Les similitudes... Je pense aux similitudes entre hier et aujourd'hui. Je pense à l'inutilité de fuire.

     

    Je pense à Dieu, ou au destin, et je me dis que c'est soit Dieu, soit le destin, qui a créé les similitudes, pour me montrer l'inutilité de fuire. Pour me faire regretter ma lâcheté de fuire.

     

    Les similitudes... entre hier et aujourd'hui...

     

    Sous forme de liste, je pense. Dans ma tête, il y a des "petit un", "petit deux", des petits tirets, des petits interlignes, et des "à la ligne", entre toutes les similitudes.

     

    Petit un : Le manque de présence, la solitude... Hier, papa était sur la route, il était sur la route pour aujourd'hui, depuis hier, et jusqu'à demain. Hier, je pleurais de seule. Aujourd'hui, je noircis mon doigt de seule. Je me dis que si mon Maître bouge beaucoup, c'est pour son travail. En tout cas, je me dis ça les jours où je ne pense pas. Mais aujourd'hui, je suis seule avec le chat, et le soleil, et je pense. S'il ne devait pas bouger pour son travail, mon Maître bougerait quand même, car il ne tient jamais bien longtemps auprès de moi, il ne tient jamais bien longtemps ici, il ne tiendra jamais bien longtemps nulle part. Comme mon père. Les arbres sans racines s'envolent au grès du vent. Et je fais partie de l'espèce des oiseaux qui ne survivent que sur les branches des arbres sans racine.

     

    Petit deux : ce ventre vide, ce ventre inutile. Similitude. On n'a pas d'enfant si l'on doit rester avec son père. On n'a pas d'enfant. Et je n'aurai pas d'enfant, avec mon Maître. Déjà eu... Déjà fait... et plus envie.

    C'est impossible.

    Ce ventre vide. Ce ventre inutile. Pour toujours. Merci similitude.

     

    Petit tiret: L'autorité. Cette relation d'autorité indiscutable. Que je n'ai pas choisie hier. Que j'ai choisie aujourd'hui. Parce que c'était mon père. Parce que c'est mon Maître.

    Dieu qu'elle me fait taire, cette autorité. Dieu qu'elle clôt mes lèvres.

     

    Interligne : "Dis-moi que tu m'aimes. "  Des mots qui ne traverseront pas mes lèvres, eux non plus. Parce que ça ne se dit pas.

    Et pourtant, "je t'aime.", ça ne se dit pas ? ça ne se dit pas ?

    Parlez-moi, arbres sans racine. Extériorisez. Communiquez. Pour l'amour de moi. Pour l'amour de vous-même. Parlez-moi.

    Le silence.

    Toujours ce silence.

    Similitude.

    Merci Destin.

    Je n'oublierai pas que j'ai été lâche.

     

    Petit tiret : L'âge.

    Ces cheveux gris, ces petites rides, au coin de tes yeux, mon Maître, Dieu sait comme je les aime. Comme je les aime.

    Et pourtant, et malgré l'amour : Similitude.

     

    L'amour... Oui... l'amour. Parlons-en, de l'amour... Là encore : Similitude. Cet amour fou. Quel que soit le mal que les arbres sans racine me fassent, je les aime. Si fort. Si fort. Il n'est rien de plus similaire à l'amour que l'amour.

    Si fort, j'ai aimé l'homme d'hier. Si fort, je t'aime, mon Maître, aujourd'hui. Si fort. 

    Similitude.

     

    A la ligne : rien ne change. La peau matte remplace la peau matte, tes yeux sombres remplacent ses yeux sombres, mon Dieu, aide-moi, aide-moi, car tes similitudes me tuent.

    Tes similitudes me tuent.

     
     

    Je suis si calme, si calme. Comment est-il possible de penser de telles choses, en restant si calme ?

    Sous le soleil, les similitudes que j'ai si longtemps niées éclatent au grand jour, dans mon esprit. Comment ai-je pu ne pas les voir avant? Comment?

     

    La perte... il a perdu ma mère, tu as perdu ta femme. Et pourtant, c'est bien le destin qui m'a poussée là-dedans, car moi je ne savais rien. Je ne savais pas que je retrouverai son chagrin dans tes yeux. Le même. Et cette volonté terrible de le gommer, dans mon cœur. Volonté inutile. J'ai été incapable de gommer son chagrin, et aujourd'hui, je suis incapable de gommer le tien.

    Incapable.

     

    Destin, qu'est-ce que tu veux de moi ? Tu veux me punir ? Me punir d'avoir fui sans avoir fini d'essayer que les choses aillent mieux ?

    Tu veux me prouver que je suis capable ? Tu veux quoi ?

    Tu vois bien, que je n'y arrive pas.

     

    Insécurité.

    "Tout ira bien."

    Tous les deux, vous dîtes ça.

    Mais tous les deux, vos mains tremblent, quand vous le dîtes.

    "Tout ira bien."

    Et je vois les billets, et je vois tout.

    Insécurité.

    Et j'ai peur.

    J'ai peur pour vous.

     

    Similitude.

     
     

    Dépendance.

    Liquides ambrés et meubles qui vacillent.

    Fumée du bonheur et mots qui chantent.

    Dépendance.

    Similitude.

    Et j'ai peur.

    J'ai peur pour vous.

     
     

    Dernier alinéa, il est bientôt treize heures.

    Vous êtes mes "rêveurs"... Avec vos idées décalées... décalées par rapport à la société. Avec votre incapacité à vous y intégrer, nous restons "en marge", toi et moi, nous restions "en marge" , lui et moi.

    Similitude.

    Solitude.

     

    Je l'aimais tant. Je t'aime tant.

     
     

    Je suis si calme, si calme.

    Destin, tu veux me punir ?

    Tu y arrives très bien. Tu y arrives très bien.

     

    Car si j'avais fui une première fois, c'était pour fuire, au mépris de lui, tout ce que tu mets aujourd'hui sur mon chemin. Tout ce que j'ai fui, tu me le rends.

     

    "Tiens, prends-toi ça ! Tu te souviens, tu l'avais oublié dans un coin ! Prends-toi ça, et démerde-toi avec, maintenant, ça t'apprendra, lâche ! "

     

    Tu m'as donné les mêmes portes à ouvrir, mais tu as oublié de me donner les clés. D'ailleurs, il n'y a pas de serrures. C'est scellé, de l'intérieur.

     

    La première fois que j'avais fui, j'avais où aller. Je croyais fuire pour du vrai. Mais je suis revenue à la case zéro. Et rien n'a changé.

     

    Je ne fuirai plus.

     

    Je ne fuirai plus, parce que je crois que si je fuis, tu me redéposeras encore sur la case zéro. Tu me redéposeras sur la case zéro à chaque fois. Tu feras que la case zéro me suive.

     

    Zéro, zéro, zéro, zéro.... Similitudes.

     

    Si je fuis aujourd'hui, je n'ai pas où aller.

     

    J'ai peur. Si peur.

     

    J'ai peur de ce que tu me fais, destin, j'ai peur, parce je crois que soit tu veux me tuer, pour me punir, soit tu veux que je fasse des choses que je ne sais pas comment faire.

    Je crois que tu me crois plus forte, ou plus intelligente,  que je ne le suis.

     

    Solitude, ventre vide, autorité, silence, âge, amour, regard sombres, chagrin de la perte, insécurité, dépendance, décalage...

    Similitudes.

     
     

    Sur la case zéro, le soleil chauffe déjà un peu moins fort.

     

    Le chat est tendu comme un sphinx, sur le béton.

    ça veut dire que le claquement de talon de 13 heures au bout de la rue ne va pas tarder à résonner, et que le chat et moi, on va être de trop, et qu'on va devoir dire by  by au soleil.

    Je cajole une dernière fois du regard la petite tâche noire que personne ne voit, et je disparais. Dans la rue, une brune et un chat et un soleil ont disparu en même temps, et, à la place, des talons ont résonné.

     

    La brune a disparu, et ses pensées au même moment qu'elle. Elle se trouve même un peu stupide, à présent, derrière sa fenêtre, avec le chat, d'avoir eu à penser tout ça.

     

    Et pourtant... je crois que c'est bien par terre, entre les deux fissures du trottoir, que les pensées de la brune, sur le destin, les similitudes, et la noirceur de son doigt, étaient les plus évidentes.

    Si évidentes.

     

    Il est des évidences qui restent longtemps enfouies en soi-même, cachées, insortables.

    Mais qui, lorsqu'elles sortent, paraissent si évidentes qu'elles obsèdent, et ne veulent plus retourner se cacher.

     

    La brune a remballé ses évidences, ses ressemblances, et ses similitudes.

    Elle les a tout au plus murmurées au chat, mais il a dit qu'il ne comprenait pas.

    Elle les a chuchotées au soleil, mais il ne lui a rien répondu.

     

    A présent, il n'est plus l'heure ni de penser, ni de murmurer.

     

    Et derrière la fenêtre, le filet d'eau tiède éclaircit l'extrémité du doigt noir, effaçant la noirceur, mais pas les similitudes.

     

    Et la brune soupire.

    Calme, si calme.

     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     

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  • Je m'éloigne de notre lit, sans faire de bruit, en faisant attention que la porte ne grince pas, et en ne posant pas les talons de mes pieds nus sur le sol.

    Au bas de l'escalier, je prends sur l'étagère le dictionnaire, je me laisse glisser sur la dernière marche, et le pose sur mes genoux. Je tremble.

    Lorsque je l'ouvre, mes yeux s'accrochent immédiatement aux mots. Ils s'accrochent, comme si c'était la première chose qui leur avait été donné de voir depuis des semaines. Ils courent, entre eux, pressés, s'arrêtent sur l'un d'eux, puis reprennent leur course, et mes doigts ne sont pas assez rapides, pour tourner les pages, et les satisfaire avant que je ne me remette à trembler. Mes yeux s'accrochent aux pages, aux mots, et sont soulagés de les y trouver.

    Lorsque je ne tremble plus, mes yeux ne les ont toujours pas laissés. Mais je souris, à présent, je souris lorsqu'ils sont évidents, et je plisse les paupières, lorsqu'ils le sont moins.

    Un bruit en haut de l'escalier me fait sursauter. Je sens chaque parcelle de ma peau se hérisser, je vois mes doigts trembler devant moi. Le dictionnaire, que j'ai déjà refermé, tremble aussi, entre mes doigts. Je le glisse précipitamment sur l'étagère, oubliant de respirer, oubliant de ne pas faire de bruit.

    Le temps s'est figé, en un instant. Un bruit assourdissant s'éparpille tout autour de moi. Un bruit de petits cliquetis, de petits bonds aigus, indisciplinés, un bruit terriblement fin, terriblement interminable. Sur le sol, tout autour de mes pieds nus, des petites perles, minuscules, sautillent dans tous les sens. Elles se cognent sur le sol, et, lorsqu'il n'y a plus de sol, elles ricochent sur les murs, et trouvent encore du sol.

    A mes pieds, un petit sachet de tissu violet pâle, presque transparent, dont le minuscule lien qui le retenait fermé s'est entrouvert, et au fond duquel pas une des perles n'est restée silencieuse.

    La peur m'a fait lâcher le livre, m'a fait lâcher les mots, et il est tombé lourdement à mes pieds; les mots sont en tous sens, les mots n'ont plus de sens.

    Je relève les yeux vers mon Maître, dont le regard est grave. Pas un centimètre de ma peau ne tremble pas, mon cœur est prêt à exploser.

     

    "Qu'est-ce que tu fais ?"

     

    "Je..."

     

    Ma phrase reste sans fin. Je pense à ma promesse. Je pense à ce que j'ai promis à mon Maître, dans une étreinte, et que je n'ai pas respecté. Je pense à ce long sermon pendant lequel j'ai acquiescé sans cesse, et que mon Maître doit croire stérile, en ce moment, en me voyant trembler, au milieu de la nuit, et au milieu des perles.

     

    "Tu as fait un cauchemar ?"

     

    "Non."

     

    Le mensonge m'a prise avant que je n'ai réfléchi. Je mens tant. Je lui mens tant. Je l'aime tant.

     

    Ses doigts pressent mes épaules, et, au bas de l'escalier, je sens mon visage guidé contre Lui. Sa chaleur devrait tiédir mon être, mais je tremble tout autant. Je tremble du mensonge.

     

    Sa main caresse mes cheveux, parcourant patiemment le chemin qui sépare mon visage de ma nuque. Apaisant, encore et encore. Comme on apaise les chiens.

     

    Contre ma peau, son nez est froid, et ses lèvres sont chaudes.

     

    Je ferme les yeux.

    Je murmure "Oui."

    Mais il le savait déjà.

     
     

    "Je croyais qu'on s'était parlés, à propos des cauchemars."

     

    Oui, mon Maître, on s'était parlé. Je sais bien. Et je t'avais promis de ne plus rester seule. Je t'avais promis de ne pas essayer de te cacher mes peurs. Je t'avais promis de m'en remettre à toi, au creux des nuits de peur, je t'avais promis, mais je n'ai pas réussi.

     
     
     

    Il y a peut-être en moi une petite vanité qui me murmure que j'ai toujours survécu seule à toutes les nuits de peur. Une petite vanité qui me murmure que je n'ai pas besoin de Lui pour tout, que je sais m'en sortir. Une petite vanité qui m'achève dans ma solitude et me fait pleurer mon Maître, alors qu'Il est là, juste à côté de moi.

     

    "Je sais, mais...."

     

    Je voudrais lui dire que je suis vaniteuse, et aussi que je suis terrifiée à l'idée d'être entièrement dépendante de Lui, parce que si un jour il me laisse, alors je ne saurai plus m'en sortir.

    Je voudrais Lui dire, aussi, que j'ai peur à chaque seconde de Le déranger, comme j'ai peur à chaque seconde de déranger tout le monde, que je me sens à chaque seconde de trop, que je ne sais jamais si je suis chez Lui, ou chez nous, qu'une barrière invisible que je ne comprends même pas, que je ne saisis même pas, me sépare de Lui, me sépare alors que tout en moi ne réclame que Lui. Je voudrais ... mais je ne sais rien Lui dire.

     

    "... mais tu dormais."

     

    "Et alors ? Mon sommeil est donc si lourd ?"

     

    Il me sourit. Les choses sont toujours si simples, entre Ses lèvres.

     

    "Non."

     

    Il sait, et je sais, qu'Il va me punir. Au milieu de la nuit, dans le silence que rien d'autre que Son souffle, et mon souffle, ne viennent troubler, Il va me punir.

     

    Lorsqu' Il se lève, et s'éloigne, je pense en moi-même que nous sommes deux fous. Que nous sommes deux idiots.

     

    Lorsqu' Il revient, je ne pense plus rien.

     

    "Tends tes mains."

     

    C'est Lui, à présent, qui est assis sur la dernière marche, celle-là même où je tremblais, puis souriais, devant les mots, il y a à peine quelques minutes. Celle-là même devant laquelle je suis à présent à genoux, à genoux... devant Lui.

     

    Mes mains sont sur mes cuisses, et je n'ose pas croiser Son regard.

     

    "Tends tes mains."

     

    Je sens mes paupières se fermer.

    "Non."

     

    Je prie pour qu'Il n'ait pas entendu. Mais Lui, il entend tout. Tout, même ce que je ne dis pas.

     

    Je m'attends, lorsque je relève les yeux, à ce que son regard soit reproche. Reproche à ce "non" qui ne devrait même plus exister dans mon esprit, depuis le temps, mais qui vient pourtant de franchir mes lèvres. Je m'y attends, et pourtant, il n'en est rien. Je crois que son regard est le même que le mien. Je crois que je suis face à un miroir qui me renvoie ce que je pense. Je crois que ses yeux me murmurent, eux-aussi : "Nous sommes deux fous.".

    Il me murmurent : "Nous sommes deux fous, mais tends tes mains quand-même." J'y lis presque un "S'il te plaît, tends-les."

     

    Nos deux êtres sont enfermés dans ces règles dont nous ne sommes plus les Maîtres, nos deux êtres sont terrifiés, face à ce silence qui nous oppresse, nos deux êtres rêvent de se toucher, et pourtant, seule cette règle de métal, entre ses doigts, va me toucher.

     

    Et, bien sûr, face aux murmures de ses yeux, face à la quasi-peur que j'y lis, je vois mes mains se tendre, et se déplier, à un centimètre de la peau de ses cuisses, que je rêve de frôler.

     

    A reculons, les premiers coups tombent. Ils frappent plus fort l'air autour de nous qu'ils ne frappent mes doigts. Plusieurs fois, mes mains se retirent, puis reviennent. Les larmes silencieuses roulent sur mes joues. Je ne pleure pas de douleur. La douleur, il est toujours possible de la nier, toujours possible de la toiser. Je pleure de l'expression sur le visage de mon Maître, au cœur de cette nuit qui nous vole à nous-même, qui ne nous laisse plus le choix. Je pleure de cet air contraint avec lequel il frappe. Je pleure de la culpabilité sur ses traits, lorsque je gémis malgré moi, et qu'il l'entend.

     

    Lorsque mes mains franchissent le centimètre qui les séparaient de ses cuisses, et que le pli de mes doigts rencontre sa peau, les coups cessent.

     

    Je sanglote doucement, mais cette fois-ci, c'est bien de douleur. Cette douleur qui remonte le long de ma peau, interdisant le moindre mouvement à mes mains, les paralysant devant moi.

     

    La règle de métal a quitté Ses doigts. Il me regarde pleurer, attend que le sanglot de douleur passe.

     

    "Qu'est-ce qui t'a réveillé ? Tu me dis ?"

     

    Je murmure "J'ai oublié..." . Ce n'est pas vrai.

     

    "Menteuse."  Ca, c'est vrai.

    "Dis-moi, nine."

     

    Je n'ose pas lever les yeux vers Lui, je n'ose plus rien.

     

    "Mais c'est stupide..."

     

    "Dis-moi."

     

    Je reste silencieuse, encore.

     

    Je vois sa main se tendre vers la règle. Je vois mes mains, à moi, toujours ouvertes entre nous. Mon souffle se coupe. J'utilise l'air qui restait en moi pour chuchoter " J'ai peur de perdre les mots."

     

    Sa main n'a pas pris la règle.

     

    Ma voix s'affole, trop rapide, trop basse, comme de peur d'en dire trop, dans cette nuit qui m'effraie.

     

    "j'ai rêvé que je perdais les mots. J'ai rêvé que je les oubliais. Que je les oubliais, et que j'étais seule. J'ai rêvé que j'étais seule, parce que je ne pouvais plus parler. Je ne pouvais plus parler à toi, et à ceux auxquels je me suis attachée. J'ai rêvé que je ne comprenais plus leurs mots. J'étais si seule, Raphaël, si seule, sans vos mots."

     

    Ma voix se brise, parce que j'ai peur. J'ai peur, parce que ce n'est pas qu'un rêve. Sans les mots, on est seul. Tellement seul. Et les mots ont mis tant de temps à venir. Tant d'années de solitude. Je ne peux pas supporter la solitude. Je suis sûre qu'un jour, je mourrai de solitude. Et si je ne meurs pas de solitude, alors je mourrai de la peur de la solitude. Je mourrai de peur. J'ai peur. J'ai peur. J'ai peur.

     

    Ses bras m'ont serrée contre Lui, et il y fait si chaud que je me demande comment je peux encore y trembler si fort.

     

    "ça n'arrivera pas nine."

     

    "je sais. Mais j'ai eu peur quand même."

     

    Encore et encore, ses lèvres m'embrassent. Je murmure "J'ai peur quand même", et ses baisers redoublent. Longtemps, ses lèvres s'affolent sur ma peau, et je crois qu'elles sont capables d'effacer la peur. Je le crois, parce que je sens mon visage se tendre au sien, et je sens les miennes, les miennes aussi, de lèvres, qui s'affolent contre sa peau.

     

    Lorsque les baisers sont taris, je reste encore de longues minutes dans ses bras. Sa main, à nouveau, m'apaise comme on apaise les chiens.

     

    Entre ses caresses, je regarde en silence les perles, sans rien oser dire.

    Mais à quoi bon se taire, puisqu'il sait tout, avant que je ne le dise ?

     

    "Tu te demandes, pas vrai ? "

     

    Je ne réponds pas. Ma curiosité me fait honte.

     

    "Tu te demandes ce que c'est..."

     

    "Oui."

     

    Il m'écarte un peu de Lui, et je m'assieds à nouveau sur mes talons.

     

    " C'était l' "attrape-rêve" de mon fils, quand il était petit. Tu sais, comme ces objets indiens, trop colorés, qu'on achète sur les marchés."

     

    Je fais oui avec la tête.

     

    "Chaque perle est l'un de ses mauvais rêves."

     

    Je regarde les perles, et mes pensées ne se débloquent pas. Elles restent en moi, ayant du mal à se changer en mots, ayant du mal à exister.

     

    Et puis, d'un seul coup, elles existent. Et ça me paraît Incroyable que j'ai justement fait tomber ce petit sachet de l'étagère où il était glissé juste après un "mauvais rêve", comme dit mon Maître. ça me paraît incroyable, et ça me fascine. Et puis, peu à peu, la fascination s'estompe, parce que je réalise que j'ai cassé quelque chose qui était important.

     

    "Je suis désolée."

     

    Il ne me répond pas, et le remord me gagne.

     

    "Excuse-moi."

     

    Il paraît presque amusé par mon remord. Il me sourit, et répète " C'est pas grave, nine. C'est pas grave."

     

    Il faudrait que mon corps se déplie, pour que mes doigts réunissent les perles, pour réparer. Il faudrait, mais mon esprit n'arrive pas à dire à mon corps de sortir de l'immobilité dans laquelle il s'est enfermé.

     

    Je vois mon Maître se baisser, et ramasser. Et j'en veux à mon esprit. Et j'en veux à mon corps.

     

    Mon Maître saisit le dictionnaire, sur le sol, l'ouvre au hasard, et me sourit.

     

    "compartiment."

    Et mon Maître glisse une perle, dans le sachet.

     

    "Qu'est ce que tu fais ?"

     

    Il me sourit, encore, et me fait signe de me taire.

     

    "corpulence"

    Et à nouveau une perle, dans le sachet.

     

    Je ris doucement.

     

    "Arrête, Raphaël, c'est stupide, je ne suis pas une petite fille."

     

    Il prend un air agacé.

     

    " Tsstss ! tais-toi !"

     

    Il remue une main dans ma direction, comme pour balayer ce qu'il reste du son de ma voix dans l'air.

     

    "correspondre"

    Et la petite perle cliquette contre les autres, au fond du sachet.

     

    Mon Maître arbore devant moi un visage ravi, son sourire s'agrandit à chaque petite perle.

    Et ses lèvres prononcent chaque mot avec une application que je ne lui connais pas.

     

    "corroborer"   

    "corrosif"

    "corsage"

     

    Et le niveau, dans le petit sachet, monte.

    En le regardant, accroupi sur le sol, dans la pâle lumière de la nuit, je pense un instant que personne d'autre que Lui n'aurait pu faire ça, à ce moment, à cette heure, personne d'autre que Lui n'aurait pas trouvé ça grotesque, personne d'autre que Lui. Et je sens l'amour m'envahir si fort que je ne peux pas m'empêcher de sourire...sourire... et sourire encore...

     

    "cosmétique"

    "cotation"

     

    Nos deux rires s'élèvent à présent à chaque mot. Merci, mon Dieu, merci que mon Maître existe. Merci.

     

    "Tu sais, nine, les choses ont le sens et la valeur qu'on leur donne."

     

    Je soupire doucement, et me love contre Lui.

    "Oui."

    Oui...  D' "attrape rêve" , le petit sachet est devenu "retiens-mots". De rien du tout, le petit sachet est devenu quelque chose. Mais ce n'est pas "on" qui leur a donné de la valeur. Ce n'est pas "on", mais mon Maître. Mon Maître, et juste Lui. Je t'aime, Raphaël.

     

    "Fais voir tes mains."

     

    Je les lui tends.

    Il les regarde, les tourne entre les siennes, examine les marques. Je me laisse faire, sans opposer de résistance, même lorsqu'il me fait mal.

     

    "ça va."

     

    Il me tend le petit sachet, et pousse le dictionnaire devant mes genoux.

     

    "Tiens. Je te laisse finir.

    Quand tu auras fini, monte, et on le fermera à deux, d'accord?"

     

    "D'accord."

     

    Je le regarde s'éloigner, monter l'escalier... Il est si beau. Si beau. Si beau.

     

    "côte."

    "coteau."

     

    Ma voix n'est qu'un murmure, qui dérange si peu le silence cotonneux, qui m'entoure.

     

    "côtelé"

    "coter".

     

    Les petites perles cliquettent, et cliquettent, et cliquettent...

     

    "couleuvre"

    "couloir"

     

    .......

     

    A la dernière perle, je soupire de soulagement. Et je souris.

     
     

    A peine à ses côtés, à genoux sur notre lit, je sais à sa respiration qu'il s'est déjà rendormi.

    Je n'ai pas envie de refermer le petit sachet toute seule. Je n'ai pas envie. Mais je n'ose pas le réveiller. Encore...

     

    Dans son sommeil, je vois un sourire se dessiner sur ses lèvres.

     

    Et un murmure : "Mon sommeil est donc si lourd, nine?"

     

    Je ris.

     

    "Non.

    Non...."

     

    Mes doigts, et ses doigts, tire chacun l'une des extrémités du minuscule petit lien violet. Et ré enferment les perles. Et enferment les mots.

     

    "ça va mieux ? "

     

    "oui."

     

    "Alors dors, maintenant, c'est presque le matin déjà, regarde."

     

    Je regarde par la fenêtre, et le rai de lumière encore blanche me surprend.

     
     

    Je me love contre Lui. Mes jambes repliées entre nous deux, mon corps me paraît ridiculement petit, à côté du sien.

    J'ai envie de lui dire merci. Mais il dort déjà, mais il dort encore... Oui, je sais bien, son sommeil n'est pas si lourd... Mais mon merci reste tout de même un murmure. Murmure tiède contre son torse brûlant.

     

    Je serre un peu plus fort le petit sachet contre mon cœur. Et je dors. Et je L'aime.


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  • Le ciel gronde si fort que mes épaules se contractent à chaque coup de tonnerre, et mes bras resserrent plus fort ma veste autour de moi. C'est un orage sec, le genre d'orage qui menace pendant plus d'une heure avant d'éclater, et duquel les rares premières gouttes ne sont pas composées d'eau, mais de poussière. Le genre d'orage dont l'air a la texture poussiéreuse du vent venu de l'autre côté de la Méditerranée, et qui laisse l'image de minuscules petits ronds clairs sur tout ce qu'il touche, les pare-brises des voitures, les fenêtres, les vitrines des magasins, et même sur moi.

    Lorsque j'arrive sur notre trottoir, un soupir venu de ma poitrine se joint à ce vent malsain et salissant, soupir de déception, mais avant tout soupir d'inquiétude.

    Quatre jours. Quatre longues journées. J'ai beau savoir que ce n'est rien, quatre jours, dans une vie, que ce n'est rien, pour moi, ces quatre jours sont tout, interminables, inqualifiables...

    Et sa voiture qui n'est pas là... Et Lui, qui n'est pas là... Et toujours cette même pensée qui m'obsède: et s'il ne revenait pas? Combien de fois cette pensée m'a prise, faisant se tordre mon cœur dans ma poitrine si fort que j'ai cru qu'il allait exploser, crispant chacun de mes muscles, coupant mon souffle, noyant mes pensées dans un chaos incohérent et terrifiant, m'ôtant toute lumière... combien de fois?

    Dessinant les pires scénarios dans mon esprit :

    L'accident... mes poings se serrent.

    Le non-désir de rentrer, en Lui... le non-désir de moi... mes poings se desserrent, et malgré-moi, la résignation me prend. Comme à chaque fois.

    Je pousse notre porte, tourne la clé dans la serrure, derrière moi.

    Pourvu qu'il n'y ait pas de cinquième jour... Pourvu qu'il n'y ait pas de cinquième souffrance...

     

    Je crève d'envie de l'appeler, juste pour entendre Sa voix, même juste pour une minute... Mais notre portable est dans ma poche, et je n'ai pas les clés de Lui. Il me les a reprises, pour quelques jours, Il me les as reprises, parce qu'il est libre. Et même si notre portable n'était pas dans ma poche, mais dans la Sienne, je n'appellerai pas. Je n'appellerai pas, parce qu'Il est libre. Je souffre, parce qu'Il est libre.

     
     

    Reviens, mon Maître, reviens-moi vite. Peu m'importe d'où tu reviens. Ces quatre jours ne sont pas rien. Ces quatre jours sont tout. Je me sens si seule. Le silence de cette maison m'obsède. Et j'ai beau monter le son de nos chansons, rien ne te remplace.

    Tellement seule, quand tu n'es pas là. Je ne vois même plus les sourires des autres, je ne vois plus la lumière. Reviens-moi.

    Reviens-moi.

     

    Le bruit de ta clé, dans la serrure. Mon cœur qui bondit. Tu as entendu ma prière, alors ? Tu l'as entendue, et tu y as répondu. Il n'y aura pas de cinquième souffrance.

    Je sens d'ailleurs les quatre premières s'envoler de moi, elles n'existent plus, tout mon être n'est déjà plus que joie, et sourire.

    Ma clé t'enferme dehors. Tu agites la tienne. Tu te débats, à présent, n'est-ce pas, contre ta liberté ? Tu te débats, là, dehors, comme l'orage qui s'agite autour de nos murs, et tu essaies de lui échapper.

     

    Mes doigts retirent ma clé, ils tremblent d'impatience, ils tremblent de Toi.

    Ton visage, ta voix, ton sourire, ton odeur, ta chaleur... Elle est où, ma souffrance? Où est-il, celui qui a dit que je souffrais, où est-il, que je puisse lui dire qu'il a eu tord. Qu'il a eu tord.

     
     
     
     
     

    Entre Ses doigts, un petit pot de plastique couleur terre cuite, léger, qui tient dans la main. Et de la terre humide qui l'alourdit, de petites feuilles vert cotonneux, qui s'échappent dans toutes les directions.

     

    Je souris à mon Maître, et je remercie. Je remercie toujours pour les petites Saint Paulia. Et pourtant, Dieu sait comme je les hais. Je les hais, car elles viennent de l'absence de mon Maître. Je les hais, car elles me rappellent ma souffrance, elles me rappellent le manque.

     

    Je détourne les yeux de ce vert si tendre, et si cruel.

     

    "Merci Monsieur. Merci."

     

    Déjà, il s'éloigne. je sens la terre fraîche et humide, entre mes doigts.

    Merci, petite Saint Paulia, de me l'avoir ramené. Ce n'est pas vrai que je vous hais. Vous me le ramenez, toujours. C'est tout ce qui compte.

     

    Accroupie sur le rebord de la fenêtre, je pose la Saint Paulia à côté des autres. Elles sont alignées les unes avec les autres, entre le verre de notre fenêtre, et le fer fin de la petite grille qui les retient de tomber dans le vide. Elles sont alignées, et je n'ose pas les compter, et je tremble.

     

    Elles sont nues, en ce moment, mais il arrive que de petites fleurs mauves, dont la base des pétales est orangée... ou jaune... je ne sais plus... il arrive que de petites fleurs d'une couleur que je ne sais plus s'élèvent en leur cœur, serrées les unes contre les autres, au bout de leurs tiges fines, frêles, fragiles. Deux fois par an. Parfois trois.

     

    La vérité, c'est que je ne sais pas combien il y a de Saint Paulia, sur notre fenêtre, parce que je ne veux pas les compter, que je ne sais pas la couleur des Saint Paulia, que je ne sais pas combien de fois par an celle-ci se transforme... Pas plus que je ne sais quand mon Maître repartira, ni combien de fois, ni combien de temps, ni quand il reviendra, ni à quoi ressemblent les endroits des heures qui me le volent.

    La vérité, c'est que je ne sais Rien, sinon qu'Il est libre.

     

    Les petites bouteilles de gouttes à gouttes que j'ai fixées sur la grille, et qui me servent à arroser les Saint Paulia pour qu'elles ne meurent pas, mais sans avoir besoin de venir les voir trop souvent sont toutes vides.

    Je sens mon corps accroupi trembler devant cette fenêtre ouverte, trembler devant ces volets métalliques mi-clos, trembler dans le petit courant d'air de l'orage qui arrive, trembler devant les gouttes à gouttes vides, trembler devant le peu de place qu'il reste sur l'appui de fenêtre pour mettre d'autres Saint Paulia, si d'autres viennent.

     

    "Pourquoi tu trembles si fort, ma nine?"

     

    Je sursaute, car je n'ai pas entendu mon Maître entrer dans la pièce. Je n'ai pas entendu, parce que mes dents claquaient les unes contre les autres, claquaient de froid, dans ma bouche.

     

    Je murmure "j'ai oublié."

     

    "Tu as oublié quoi, nina ? "

     

    "J'ai oublié de les arroser."

     

    Il me contourne, s'accroupit à côté de moi, et regarde les gouttes à gouttes vides.

     

    "C'est pour ça que tu pleures?"

     

    Son index récupère sur ma joue une larme que je n'avais pas sentie venir, une goutte de chagrin, qui est passée de ma peau à sa peau, devant les gouttes à gouttes vides.

     

    "Oui."

     

    Je sais qu'il ne comprend pas.

     

    Je murmure " Je voulais traiter les Saint Paulia mieux qu'on ne se traite nous-même".

     

    Ses doigts caressent mes cheveux, le plat de sa main qui presse dans mon dos rapproche ma poitrine de la sienne, et le froid s'enfuit de moi.

     

    Mon visage contre son cœur, dont je sens les battements, si lents, si réguliers, comparés aux miens, je m'entends chuchoter :

    "Il y a des gens qui s'en voudraient l'un à l'autre, de ça."

     

    Mon Maître me repousse doucement, et me fixe.

     

    "Oui. Mais pas nous .  "

     

    Je ne sais pas si ses mots sont une question, ou une affirmation. Je ne sais pas.

    Je murmure "Non. Pas nous."

    Il faudra qu'il me fixe longtemps avant que mes yeux ne se relèvent vers les siens, mais dès que je les rejoins, j'y trouve tant que mon visage, contre son cœur, se hâte de confirmer mes mots.

    Et, accroupie devant la fenêtre entrouverte, je l'embrasse, je l'embrasse, et je l'embrasse encore, jusqu'à ce que tout mon être ne soit plus qu'un baiser, ne soit plus que tendresse, tendresse tendue vers Lui. Lui. Lui. Et uniquement Lui.

     
     
     

    Sous le filet d'eau tiède, je remplis les gouttes à gouttes. Lorsque son corps s'appuie contre le mien, et qu'il m'enserre, le filet d'eau quitte le goulot de la bouteille, et vient s'écouler le long de mes avants-bras. je soupire de désir de Lui. je murmure "j'ai envie de Toi."

     

    Dans ma nuque, ses lèvres articulent "Je sais", et je sens son sexe, contre mes fesses, qui durcit aussi vite que mon envie monte dans mon ventre.

     

    Il me soulève, entre ses bras, et mes jambes s'entourent autour de Lui, tout mon corps ne réclame déjà plus que Lui.

     

    Il monte les escaliers, et mes membres se crispent. Les gouttes à gouttes sont toujours entre mes doigts.

    "Moi aussi, nine, j'ai envie de toi. Mais j'aurai plus envie encore lorsque tu auras souffert pour moi."

    je murmure: "j'ai déjà souffert pour Toi."

    Je pense à l'absence. Je pense à l'attente. Je pense à l'inquiétude, qui a tordu mon ventre.

    Mais il n'entend pas.

     
     
     

    Mes fesses et le bas de mes reins sont posés sur le bois dur de la table. Seul contact fixe avec ma peau.

    Les gouttes à gouttes sont posés en désordre de chaque côté de mes hanches, sur le bois.

     

    Mes membres sont écartés, écartelés. Mes jambes, et mes bras. Les liens tirent jusqu'à ce que la douleur me fasse gémir.

    Et lorsque j'ai assez gémi, ils serrent.

     

    Je me débats pendant quelques minutes, je panique, j'essaie de trouver mon équilibre. J'ai l'impression d'être un insecte pris dans la toile d'une araignée, mes gestes, dans mes liens, sont désordonnés, précipités. Et lorsque, au bout de longues minutes, le souffle court,  je comprends enfin que j'ai beau chercher, mon corps n'aura pas droit à cet équilibre qui me fait défaut, je finis par m'immobiliser, enfin. Et je trouve la sensation de sécurité que je cherchais dans la pression de mes liens, autour de mes poignets, et de mes chevilles.

     

    Mon Maître est resté calme, il m'a regardée m'agiter sans me parler, pendant que je me débattais. Il sait bien que je finis toujours par me calmer.

    Et je suis si bien, à présent.

     

    Mon Maître saisit les petits gouttes à gouttes de plastique de chaque côté de mes fesses, et utilise le système de fil de fer que j'y avais moi-même fixé, pour les accrocher à la corde fine de mes liens, au-dessus de moi.

     

    Je ferme les yeux.

     

    J'entends les petites molettes se tourner, à peine.

    Je ne sens rien.

     

    Mon Maître glisse une main entre mes jambes maintenues écartées , et me caresse. Le désir monte instantanément dans tout mon être, je gémis, et me tends vers la caresse. Elle se prolonge, quelques secondes, accélérant mon souffle, trempant les doigts de mon Maître et l'intérieur de mes cuisses de toute cette envie, contenue, et qui a besoin d'être comblée, puis s'estompe, aussi vite qu'elle est venue, et me laisse tremblante de désir entre mes liens.

     
     

    Ses pas s'éloignent. La porte se referme sans bruit.

     
     

    Le bas de mon corps tremble encore, comme s'il cherchait encore ses doigts. Mais, entre mes cuisses écartées, l'humidité qui s'échappe de mon intimité ne trouve qu'un air froid, un air qui n'enlève pas l'envie, mais ne la comble pas non plus.

     

    Lorsque la première gouttelette d'eau encore tiède tombe sur la base de mes lèvres, juste à l'endroit où le plaisir se décuple, tout mon être se tend. La goutte s'enfuit entre mes lèvres, s'écoulant sans hâte le long de leur forme lisse, puis meure à l'entrée de mon intimité.

     

    Une seconde gouttelette tombe sur mon sein, juste au centre de mon sein, suivie presque aussitôt par une autre, sur mon autre sein.

    Puis une autre, à nouveau sur mon intimité.

     

    Et une autre encore...

    Les gouttes s'écoulent avec une lenteur exaspérante le long de mes lèvres intimes, et sur la surface de mes seins, dont les tétons sont si dressés qu'on dirait qu'ils se tendent vers la torture, qu'ils se tendent d'envie...

     

    Chaque gouttelette me paraît plus cruelle, plus insupportable que la précédente. Tout mon corps tremble, j'essaie de me débattre, simplement pour dévier  ne serait-ce que d'un centimètre le point d'impact de ces minuscules gouttes sur ma peau, mais mes liens sont si serrés que je ne peux pas bouger, mon corps reprend sa position initiale en moins de 20 secondes, et les gouttes continuent, inlassablement, impitoyablement, à jouer avec mes nerfs.

     

    Mon corps est si tendu que j'ai l'impression que mes muscles vont se rompre. Chacun de mes membres est envahi de crampes, dont la douleur se promène dans mon corps, lentement, sans possibilité de la faire cesser. J'essaie de me détendre, mais les gouttes font sans cesse renaître l'envie au creux de mon ventre, ce sont presque des chatouillements, et plus le temps passe, plus les réactions de mon corps, et les gémissements de dépit dans ma gorge sont importants.

     

    L'eau est si fluide, le long de mes seins, et au bas de mon ventre. Si fluide, si insaisissable. Comme le nombre de Saint Paulia sur le rebord de la fenêtre, comme la couleur de leurs fleurs, comme les absences de mon Maître.

     

    Le désir me cerne, quand il n'est pas dans mon ventre, il est dans ma poitrine, je ne suis plus que désir, sous ces gouttes d'eau dont pas une ne me semble faire descendre le niveau dans les petites bouteilles, je ne suis plus que désir, et ma tête me tourne, si fort, si fort...

     

    Mon corps se tend, tant de fois, tremblant, se débattant, même si c'est inutile. Comme si la raison qui l'habitait l'avait lâché, comme si je n'étais plus Maître de moi-même.

     

    Les petites bouteilles, au-dessus de moi, enserrées dans mes liens, se troublent, et tournent autour de mon visage. Elles ressemblent à des perfusions.

    Perfusions de cortisone.

    Non.

    Perfusions de Lui.

     

    J'ai envie de mon Maître, tellement envie qu'un sanglot se forme dans ma poitrine, une onde d'envie de Lui me fait m'arquer toute entière, à présent, à chaque gouttelette.

    Mes larmes, sur mes joues, ont pris le rythme lent des gouttes à gouttes, et chaque goutte me tire une larme de plus.

     

    Dehors, le vent s'est enfin calmé, et sur la vitre, derrière moi, j'entends les premières gouttes de pluie de l'orage.

    Gouttelettes dehors, gouttelettes dedans, gouttelettes sur ma peau, gouttelettes sur le rebord de la fenêtre, gouttelettes sur mes joues, gouttelettes sur les feuilles au vert cotonneux des Saint Paulia.

    L'orage se rapproche, il gronde de plus en plus fort. Le tonnerre dissimule le bruit de mon sanglot.

    Et il éclate. Le tonnerre. Et mon sanglot.

     
     

    Le bruit a masqué celui des pas de mon maître, et lorsque j'ouvre les yeux, son visage me sourit. J'essaie d'articuler des mots qui ne veulent rien dire, puis je me tais.

    Ses doigts cajolent mon visage, pendant que les gouttes continuent de me torturer.

    Sa voix est un murmure si doux que mon sanglot se tait.

     

    "Tu sais ce qu'on dit, nine ?"

     

    Je fais non avec la tête.

     

    "On dit que trois secondes qui séparent le bruit du tonnerre de l'éclair équivalent à un kilomètre qui nous sépare réellement de l'orage."

     

    Je soupire doucement.

     

    "Tu le savais ?"

     

    "Non, Monsieur."

     

    Je ne savais pas.

     

    Lorsqu'il défait les fils de fer qui maintenaient les gouttes à gouttes au-dessus de mon corps, je sens mes dernières larmes s'échapper, précipitamment. Ce ne sont plus des larmes de dépit, mais des larmes de soulagement.

     

    Pendant une minute, il me semble sentir encore l'arrivée des gouttelettes sur ma peau, et, régulièrement, mon corps se crispe. Puis, peu à peu, je finis par me détendre, et je souris à mon Maître.

     

    La pièce s'éclaire d'un seul coup. Je sursaute.

    Lorsque la semi-obscurité nous revient, je vois le bras de mon Maître se relever au-dessus de moi, j'entends le martinet souffler doucement dans l'air, et je sens ses lanières retomber sur mon intimité offerte. Les coups, sans interruption, tombent entre mes cuisses.

    Je n'ai pas eu le temps de crier.

     

    Les coups cessent aussitôt que le tonnerre gronde.

     

    "Combien, ma nine ?"

     

     Je secoue doucement la tête, en le fixant, sans comprendre.

     

    "Combien de kilomètres nous séparent de l'orage ?"

     

    La douleur a été si vive, et si soudaine, que je n'ai pas compté les coups.

     

    "Je ne sais pas, Monsieur. "

     

    Il rit. " Je m'en doutais."

     

    Il s'appuie contre le bois de la table, et attend, en caressant mes seins, de sa main libre. Ses caresses sont de plus en plus appuyées, il serre mes seins entre ses doigts, les tire, les tord, y enfonce ses ongles, il joue avec mes tétons, les tournant sur eux-mêmes, et les pinçant entre les ongles de son index et de son pouce. La douleur que ses doigts me procurent me fait un bien fou, elle gomme le brouillard que la torture des gouttes d'eau avait mis dans mon esprit, et je voudrais qu'il puisse me faire plus mal encore, pour me ramener tout à fait à Lui...

    Je crois qu'il attend le prochain éclair.

     

    Lorsque la lumière envahit à nouveau la pièce, ses doigts quittent aussitôt mon sein. je me contracte, et je me concentre. A peine la pénombre revenue, le martinet s'élève à nouveau au-dessus de moi, puis s'abat entre mes cuisses. Entre mes gémissements de douleur, je ferme les yeux, et je compte.

     

    Neuf coups.

    Neuf secondes.

     

    Lorsque j'ouvre à nouveau les yeux, le tonnerre finit de se taire, et mon Maître me regarde, l'air ravi.

     

    Je lui murmure "Trois kilomètres."

     

    Il me sourit.

     

    "C'est bien, ma nine."

     
     

    Jamais un orage ne m'a paru si long.

    L'orage s'est éloigné, lentement, si lentement, et a continué à gronder audiblement tant de fois. Chaque éclair a été le point de départ de ma douleur, de plus en plus appuyée, entre mes cuisses trempées, et de plus en plus longue, à mesure que le nombre de kilomètres nous séparant de l'orage s'accentuait. J'ai compté, à chaque fois. Lorsque le martinet n'a plus été supportable, c'est la main de mon Maître qui l'a remplacé. Combien de fois mon corps s'est arqué, si près de jouir, sous sa main qui s'abattait sur mon sexe, encore et encore ?

    Lorsque l'orage a enfin été assez loin pour que mon Maître ne l'entende plus, j'ai senti les liens se desserrer, autour de mes poignets, et de mes chevilles, et j'ai crié de douleur, en repliant mes membres, restés pendant si longtemps étirés et écartés au maximum de leur possibilité, qu'ils semblaient ne plus vouloir ou ne plus pouvoir se plier.

     
     

    J'ai senti les doigts de mon Maître masser mes articulations, l'une après l'autre, pour leur faire retrouver leur souplesse, et leur mobilité. Je l'ai laissé me manipuler, me "réparer", en observant chacun de ses gestes. Je l'ai regardé soigner ma peau rougie, tamponnant le petit carré de coton contre mon corps tremblant, en claquant doucement sa langue, quand je me plaignais, pour me faire taire, et en embrassant la commissure de mes lèvres, pour me consoler.

    J'ai gémi un petit peu plus fort que la douleur ne me le commandait, simplement pour que cette tendresse et ce soin qu'il mettait à ce que j'aille mieux dure un peu plus longtemps.

     

    Lorsqu'il m'a prise dans ses bras, et a descendu l'escalier, sa chaleur m'a parue si tendre que j'ai pleuré doucement, contre Lui, sans qu'il ne s'en aperçoive.

     

    Sur notre lit, j'ai relevé de moi-même mes avants-bras au-dessus de mon visage, pendant que son sexe entrait en moi, pour que ses doigts puissent serrer mes poignets, serrer aussi fort qu'il le désirait.

     

    J'ai gémi, autant de douleur que de plaisir, sous son corps enfin retrouvé, lorsque son sexe s'est affolé en moi, un peu plus à chaque seconde, pendant que ses lèvres mordaient les miennes, et que ses doigts serraient mes poignets entre eux, ravivant la douleur de mes liens, ne les relâchant que pour gifler mon visage, puis les reprenant, et serrant plus fort encore, et j'ai crié, crié de plaisir, moi qui ne sais que me taire, lorsqu'il s'est enfin immobilisé en moi, et que j'ai senti sa chaleur brûlante inonder l'intérieur de mon ventre.

     

    Mon souffle et le sien se sont calmés tout doucement, l'un contre l'autre, et mon Maître s'est endormi, sans que son corps n'ait quitté le mien. Allongée sous la lourde tiédeur de mon Maître, que je pouvais sentir respirer calmement au-dessus de la mienne, j'ai fermé les yeux, j'ai écouté les dernières gouttes de pluie mourir sur la vitre, j'ai pensé aux Saint Paulia, j'ai pris conscience des restes de douleur qui se diffusaient calmement dans mon corps, je me suis concentrée sur le souffle de mon Maître dans ma nuque, puis, enfin, j'ai dégagé mes poignets de l'étreinte de ses doigts où ils étaient toujours emprisonnés , au-dessus de mon visage, j'ai entouré mes avants-bras autour de Lui, et je me suis endormie, ne pensant plus à autre chose qu'à sa chaleur, autour de la mienne.

     

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