• Envole moi

    dès que nous sommes arrivés dans la cour intérieure de la "maison de ville", comme il l'avait noté sur le dossier,  j'ai compris pourquoi mon Maître m'avait dit que là-bas, ça n'était pas pour des clients de tous les jours.....
    les mosaïques colorées brillaient dans mes pupilles, et, pendant que Raphaël parlait, j'ai à peine écouté ses mots, et me suis éloignée d'eux.  
    la "véranda" m'a littéralement éblouie.... il me semblait que mon corps devenait plus léger entre ces murs, il me semblait que j'aurais pu m'envoler.....  
     
    que j'aurais pu m'envoler.....
     
    je ne me souvenais pas d'avoir déjà vu quelque chose d'aussi beau..... les vitres, autour de la pièce claire et spacieuse, semblaient mobiles tant les reflets du soleil en elles dansaient sans discontinuer..... de petits carreaux séparés les uns des autres par d'autres petits carreaux de mosaïques rougeâtre, ou argentée.... j'ai entendu plusieurs fois, au travers des ronronnements sourds des tourterelles sur les toits, Raphaël m'appeler, pour pouvoir partir, mais j'étais comme hypnotisée par ces lumières dansantes sur les murs autour de moi.... comme si mes pupilles étaient incapables de se fermer, et mes yeux incapables de se décrocher de ces petites lumières moqueuses....
     
    de hautes plantes vertes claires couraient dans la perfection des traits de cet endroit.... jamais je n'avais posé les yeux sur quelque chose de tel. aussi superbe..... une église, mais pour les humains.... je n'imaginais pas qu'un endroit tel que celui-là puisse exister.  
     
    sur le chemin du retour, Raphaël a paru surpris que cette simple pièce m'ait éblouie à ce point.... il a rigolé, a passé une main dans mes cheveux, et a murmuré "elle est disjonctée ma p'tite soumise".  
     
    je ne me doutais pas que, peut-être, cette drôle de fascination, cette étrange magie que je ne m'expliquais pas, comme un bug d'amour, un havre de paix entre mes neurones, un blocage immobilisant, soudain et inattendu, était la prédiction de..... d'une renaissance.... de la renaissance d'un mort.....
     
    mes talons claquaient clairement sur les pavés des petites rues..... Raphaël parlait argent.... il appelait le petit appartement dans la maison de ville la "perle"..... oui.... la perle ! sur ce point, je le rejoignais. je me laissais bercer par les mots techniques avec lesquels il parlait..... nous allions être comme des princes, d'ici peu, grâce à "la perle".
    tout est toujours si "faisable", avec Raphaël..... c'est pour ça qu'il me fascine.....
     
    c'est au coin d'une rue que mon cœur a cessé de battre.... il m'a semblé un instant que la lumière de la "perle" dansait à nouveau autour de moi..... impossible de respirer.... impossible de bouger..... ce corps, contre le mur.....
     
    ce corps..... endormi..... non..... simplement saoul..... ce corps..... Claude.
     
    "Nina, qu'est ce qu'il y a? Nina, qu'est ce que tu regardes?"
     
     
     
    La voix de Raphaël se fait lointaine.... si lointaine.....
     
     
     
     
    Nos silhouettes doubles soulèvent des nuages de poussière, et nous crions.... Claude a encore joué à nous terrifier, et les vieux ont sur leurs visages une moue rageuse, en direction de la 309 garée sur le sable.....

     
    Pourtant, Claude ne nous fera rien. Ce drôle de bonhomme au pantalon dix fois trop large pour ses jambes et ses hanches squelettiques ne nous fera pas de mal.  C'est une chanson qui nous le dit.  
    Tous les jours, nous passons de longs moments près de la 309, Claude chante en boucle "Envole-moi", de Goldman, et nous, nous rions......
     
    L'automne passe tout doucement, la 309 s'enfonce dans les feuilles jaunes..... et le froid arrive..... Favio pleure tous les jours, et moi je lui dis d'arrêter de pleurer, car, sinon, ses larmes vont se transformer en stalactites de glace dans le mistral.... ça le fait rire, il rit, et, au moins, il ne pleure plus....
     
    La 309 est un havre de chaleur, nous nous y blottissons, et Claude ramène des petits jerricans d'essence, le moteur toussote, et le chauffage s'enclenche..... Nous avons chaud, Claude chante "envole-moi", le son de sa guitare résonne dans la voiture et nous, nous sourions..... Claude est calé entre les sièges avant, et nous , sur la banquette arrière, nous sommes son public. un public enthousiaste et joyeux.
     
    le seul souci est que les "trous" nous volent notre chaleur. et, comme les autres enfants détestent Claude, simplement parce que leurs vieux à eux leur ont dit de le détester, ils prennent un malin plaisir à bombarder la 309 avec de grosses pierres, et les "trous" deviennent un réel problème.  
    Pas pour nous. Nous, le soir, dès que la lumière s'éloigne, nous filons vers les caravanes, et nous pelotonnons l'un contre l'autre sous la couette.... C'est pour Claude que les "trous" sont le plus problématiques.....  
     
    mais..... nous sommes des "chasseurs de chaleur", et Claude a trouvé un moyen formidable de nous faire exercer notre art....  
     
    Dès lors, dès que l'une de ses bières est terminée, nous avons tous deux pour mission d'aplatir le métal de la canette. nous ouvrons le métal sur sa longueur, avec le couteau de Claude, et aplatissons longuement le fer..... Claude rit de nos efforts, ponctués de petits "gémissements", comme si nous prenions notre tâche si à cœur que les coupures sur nos doigts étaient indolores.....c'est Claude qui décrète quand le métal est assez plat.
     
    il saisit alors le marteau, et les petits clous de tapissier, et colmate les trous..... chaque fois que les autres mômes bombardent, nous colmatons..... encore, et encore..... Nous sommes des "chasseurs de chaleur", Claude est un "chasseur de bière", et l'hiver passe, tout doucement......
     
    un soir, Favio, Claude, et moi sommes couchés en diagonale le long de la portière. Comme souvent, nous "colmatons", en gémissant joyeusement.
     
    Le père de Favio, mon tonton, est arrivé. Favio et moi n'avons pas eu le temps de comprendre.... il a attrapé Claude par les cheveux, et l'a fait se relever.... Claude était trop ivre pour se défendre.... les coups de poings sont tombés à une allure effrénée sur son visage....  
     
    Favio hurle, je cache ses yeux avec mes doigts.....
     
    Mon tonton bugle des choses que je ne comprends pas, il traite Claude de "pédophile". Lorsque celui-ci est tout à fait immobile sur le sol, un bras au-dessus de son visage, tremblant, pour essayer de se défendre, mon tonton se tourne vers nous.
     
    "il vous a violé ce fils de pute?"
     
    Favio m'interroge du regard, ne sachant pas ce qu'il doit pas répondre..... je ne sais pas non plus.
    je ne sais pas ce que signifie "violer".....
    je pense à "voler"..... voler..... envoler..... "envole-moi"...... oui..... Claude nous a envolés, pour quelques mois...... Favio voit dans mon regard un signe d'approbation.
     
    il tanque courageusement son regard noir dans celui de son père, et, insolemment, il dit
     
    "oui."
     
    comme il n'y a pas de réponse, et que Favio et moi haïssons son père d'avoir tabassé Claude, Favio ajoute: "et alors?"
     
    ce silence, toujours......
     
    "qu'est ce que ça peut faire?"
     
    D'un geste brusque, mon tonton nous tourne le dos....il est en train d'achever Claude à coups de pieds. "salaud, pervers......" . Claude essaie de se protéger, avec sa guitare, elle fait les frais des coups, puis se cogne durement contre la taule de la voiture, et ne le protège plus....
     
    j'ai envie de hurler pour que tout s'arrête, mais j'en suis incapable. je murmure "arrête. j't'en supplie, arrête." mais pas un son ne sort de ma bouche. Ma voix reste dans ma poitrine.
     
    Claude est immobile sur le sol lorsque mon tonton, haletant et ruisselant, s'arrête de le cogner.
    j'ai essayé de cacher les yeux de Favio, pour qu'il ne voit pas..... pour qu'il ne voit pas notre "ami" mourir.....  
     
    le pantalon trop large de Claude lui a glissé à mi-cuisses, pendant qu'il rampait sous les coups, et, lorsque nous nous éloignons, son sexe mou, reposé sur sa cuisse, laisse échapper un filet d'urine.... c'est la bière, je crois......
     
    nous suivons sans un mot le père de Favio qui s'éloigne de la 309, ses doigts resserrés autour de nos nuques, comme pour nous protéger.....  
    le soir, le ton s'élève plus haut que d'habitude derrière les fines parois des caravanes.....
     
    "on décolle. vite."
     
    j'ai emballé mes affaires...... et celles de Favio..... il y a des choses que je n'ai pas eu le temps d'emmener..... des chats que je n'ai pas eu le temps de retrouver.... moins d'une heure s'est écoulée entre le dernier coup de pied dans le ventre de Claude, et le vrombissement unanime de nos moteurs.....
     
    lorsque la voiture passe près de la 309, je pose mes doigts sur les yeux de Favio, et je sens son corps sangloter contre le mien....
    Etrangement, la seule chose à laquelle pense Favio, ce sont les animaux que nous n'avons pas eu le temps de retrouver , pour les emmener encore avec nous..... nos chiens..... nos chats.... Favio murmure le nom de nos animaux, en sanglotant contre moi....
     
    moi, je ne pense qu'à Claude.
     
     je me penche discrètement à la fenêtre, pour que mon tonton ne voit pas..... je fixe la terre qui entoure la 309.....
    Claude n'est plus là.....  
     
    ce sont les anges qui l'ont emmené..... je suis sûre que ce sont les anges..... ils l'ont "envolé", et Claude ne sera plus jamais embêté par les trous.....

     
     
     
    "Nina, pourquoi tu pleures?"
     
    ce corps..... contre le mur.....
     
    Claude.  
     
    je m'approche doucement, et m'accroupis devant lui..... je sens le regard de mon Maître, derrière moi, qui ne comprend rien.....
     
    je prends les mains de Claude entre les miennes..... elles sont sales..... son souffle sent l'alcool.....  
    mais..... il vit.
     
    de grosses larmes roulent le long de mes joues..... je murmure "Claude....." je répète son nom plusieurs fois, à voix basse....
     
    il ne se réveille pas. tant mieux. qu'est ce qu'il penserait de la petite fille qui a laissé dire qu'il avait "violé"..... je passe mes doigts sur son visage......  
     
    je suis restée longtemps accroupie devant cet homme.....
     
    "nina, tu le connais?"
     
    je ne réponds pas..... pour mon Maître, c'est un SDF, juste un SDF. pour moi, c'est un ange revenu du pays où l'on vole..... un ange vivant.... je ne peux plus arrêter mes larmes.....
     
    "nina, s'il te plaît, explique moi. s'il te plaît."
     
    je repousse mon Maître.
     
    je fouille dans mon sac, et n'y trouve que vingt euros..... vingt euros..... rien. pour ainsi dire rien. comparé à ces mois d'hiver....
     
    je les glisse entre les mains sales de Claude.... je ressers ses doigts autour de l'argent.....
     
    "nina, je ne sais pas à quoi tu joues, mais cet homme, il va la boire ta thune. t'es cinglée ma puce."
     
    je me relève, essuie mes larmes du plat de la main..... j'ai du mal à dégager mon regard du corps de Claude..... sa guitare est à côté de lui, posée sur le sol. je la glisse contre lui, plus près de lui..... pour qu'il ne la perde pas..... je me force à m'éloigner....  
     
    Raphaël n'a pas posé plus de questions.  
     
    il n'a pas compris, mais il a essayé de se forcer à respecter.
     
    Nous sommes rentrés chez nous....  
     
    le soir, lorsque Raphaël a voulu "jouer", en m'envoyant gaiement "à ma place", au pied de notre lit, je n'ai pas obéi.....  
    je suis venue me blottir contre son corps..... une sérénité que je ne connaissais pas m'a envahie..... le "jeu" m'a paru dérisoire.....  
     
    j'ai pensé longtemps..... à comment je me sers parfois de Raphaël, vivant mes "petits drames" silencieux en moi, pendant qu'il frappe..... sans jamais lui dire.....
    j'ai imaginé un instant que, peut-être, lui aussi, en frappant, vivait ses "petits drames", dont il parle si peu.....  
    j'ai murmuré "je t'aime Raphaël."
     
    je ne lui avais jamais dit..... en un an, jamais.  
     
    il a passé ses doigts sur mon visage, longuement..... "je sais ma puce....."
     
     
     
    moins d'une semaine après que j'ai revu Claude, mon Maître m'a emmené à nouveau dans la petite rue du logement "perle".
     
    Claude n'était pas là.
     
    Mon Maître a posé un bandeau sur mes yeux, nous avons monté l'escalier, j'ai entendu les clefs tourner dans la serrure, nous avons traversé la pièce et, arrivés dans la véranda qui m'avait tant fascinée la première fois, mon Maître a retiré le bandeau de mes yeux.
     
    il avait dessiné sur le sol, avec des petites bougies allumées, un chemin de moins en moins large, jusqu'au centre de la pièce.... nos deux corps ont joué longtemps l'un avec l'autre..... la cire des bougies a dessiné des formes fines sur mon corps..... j'ai gémi longuement en jouissant contre mon Maître..... j'ai eu l'impression de "m'envoler", sous ses doigts.... sous ses caresses.... sous sa langue.....
     
    et j'ai contemplé la lumière des bougies, qui se reflétait dans les vitres, et qui, une par une, s'éteignaient à mesure que nous mélangions plaisir et douleur....
     
    lorsqu'elles ont toutes été éteintes, j'ai réalisé que le "dessin" qu'elle formaient était peut-être la manière de Raphaël pour répondre à mon "je t'aime".....

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